Nigeria. Des riverains en détresse à la suite d’expulsions forcées collectives et meurtrières

  •       Plus de 30 000 personnes expulsées de force dans l’État de Lagos, au mépris de décisions de justice
  •       11 personnes tuées illégalement et au moins 17 disparus lors d’expulsions violentes par les forces de sécurité et des inconnus armés
  •       300 000 personnes sous la menace d’une expulsion forcée
  •       Pas de consultation des intéressés, d’indemnisation ni de solution de relogement

Il faut que les autorités nigérianes mettent fin à leur campagne violente et illégale de démolitions et d’expulsions forcées dont sont victimes les populations riveraines de l’État de Lagos et qui ont fait jusqu’à présent 11 morts et plus de 30 000 sans-abri, a déclaré Amnesty International ce mardi 14 novembre.

Dans un nouveau rapport (en anglais), intitulé The Human Cost of a Megacity: Forced Evictions of the Urban Poor in Lagos, l’organisation fait un récit détaillé des expulsions forcées à répétition que subissent les habitants d’Otodo-Gbame et d’Ilubirin depuis mars 2016, sans consultation, préavis suffisant, indemnisation ni solution de relogement. Plusieurs personnes se sont noyées en tentant de fuir les tirs de la police et au moins une a été tuée par balle.

Les expulsions forcées les privent de tout : leur gagne-pain, leurs biens et parfois la vie.

Osai Ojigho, directrice d’Amnesty International Nigeria

« Ces expulsions forcées impitoyables ne sont que les derniers exemples en date d’une pratique qui a cours au Nigeria depuis plus d’une décennie, au mépris absolu du droit international, a déclaré Osai Ojigho, directrice d’Amnesty International Nigeria.

« Aux populations de ces quartiers défavorisés, qui ne vivent souvent que de leur pêche quotidienne, la lagune fournit un lieu d’habitation, un travail et un moyen de subsistance. Les expulsions forcées les privent de tout : leur gagne-pain, leurs biens et parfois la vie.

« L’État de Lagos doit cesser de s’attaquer à ces personnes pauvres, qui paient le prix de ses inconséquences en matière de planification urbaine. Du fait de l’instabilité et de l’incertitude découlant des expulsions forcées, celles-ci se retrouvent totalement démunies et contraintes à une existence de misère. »

Des chercheurs d’Amnesty International se sont entretenus avec 97 personnes expulsées, qui ont toutes raconté la même histoire : elles ont perdu leur logement et presque tout ce qu’elles possédaient.

Des populations en danger

Entre novembre 2016 et avril 2017, l’État de Lagos a expulsé de force et avec violence plus de 30 000 personnes à Otodo-Gbame, dans la banlieue de Lagos.

La première expulsion s’est déroulée le 9 novembre à minuit. Des policiers et des inconnus armés ont chassé les habitants de chez eux en ouvrant le feu et en utilisant du gaz lacrymogène, ils ont incendié les logements à mesure que des bulldozers les démolissaient.

Des témoins ont relaté que, dans la panique et le chaos, plusieurs personnes s’étaient noyées dans la lagune voisine en tentant d’échapper aux tirs et de se mettre à l’abri.

Celestine Ahinsu, qui a été expulsée, a expliqué à Amnesty International : « Au bout de deux ou trois jours, on a commencé à voir les cadavres flotter. J’en ai vu trois : un homme avec un sac à dos et une femme enceinte avec un bébé au dos. Les jeunes du quartier les ont sortis de l’eau. La famille de la femme et de l’enfant est venue chercher les corps. »

Neuf personnes se seraient noyées au cours de l’expulsion et 15 autres sont portées disparues.

Après l’opération, certaines des 4 700 personnes restées à Otodo-Gbame dormaient dans des pirogues ou en plein air, se couvrant de feuilles de plastique en cas de pluie.

Même si l’État a des problèmes sécuritaires et environnementaux à régler, détruire des logements et expulser de force des milliers de riverains à Lagos est une réaction totalement disproportionnée et ne constitue pas une solution.

Osai Ojigho

Quatre mois plus tard, en mars 2017, les forces de sécurité de l’État, avec l’appui d’inconnus armés de machettes, de pistolets et de haches, ont expulsé de force les derniers habitants.

Lorsque ceux-ci ont protesté, ils ont été attaqués par la police. Daniel Aya, père de deux enfants, a été tué d’une balle dans le cou.

Ces expulsions forcées constituaient un non-respect pur et simple des décisions de justice rendues le 7 novembre 2016 et le 26 janvier 2017. Certains habitants ont été expulsés bien qu’ils aient montré à la police une copie du jugement qui était censé empêcher les autorités de démolir leurs logements.

Dans le quartier voisin d’Ilubirin, 823 personnes ont été expulsées de force entre le 19 mars 2016 et le 22 avril 2017.

Après avoir reçu un préavis écrit seulement 12 jours à l’avance, les habitants ont été chassés de chez eux par des fonctionnaires de l’État de Lagos et des dizaines de policiers, et toutes les structures ont été détruites par le feu et au moyen d’outils servant à couper du bois.

Les personnes expulsées sont retournées dans le quartier plus tard et ont reconstruit leurs logements, qui ont été démolis six mois après, avec un préavis verbal de deux jours et sans consultation.

Une réponse incohérente des autorités

Les autorités de Lagos n’ont jamais apporté de justification cohérente aux expulsions forcées.

En novembre 2016, elles ont nié toute responsabilité dans ces opérations et affirmé que des heurts au sein de la population avaient donné lieu à des incendies, qui avaient réduit le quartier en cendres.

En mars 2017, elles ont déclaré que les mesures prises au cours de ce mois avaient pour objectif de protéger la santé environnementale.

Le 9 octobre 2016, le gouverneur de Lagos a indiqué que les démolitions réalisées au bord de l’eau visaient à enrayer la hausse du nombre d’enlèvements dans l’État, prétextant que les structures illégales servaient de cachette à des criminels.

En avril 2017, le ministère de la Justice de l’État a annoncé que les autorités avaient expulsé de force des milliers d’habitants d’Otodo-Gbame parce qu’il y avait des raisons de croire que « des militants se cach[aient] parmi [eux] et peaufin[aient] des plans d’attaque destinés à être lancés dans les environs de Lekki et de Victoria Island, le quartier servant de base ».

« Même si l’État a des problèmes sécuritaires et environnementaux à régler, détruire des logements et expulser de force des milliers de riverains à Lagos est une réaction totalement disproportionnée et ne constitue pas une solution. Les expulsions forcées sont totalement interdites par le droit international et ne sauraient en aucun cas se justifier », a déclaré Osai Ojigho.

Absence de garanties et nécessité d’enquêter

Les expulsions forcées qui se sont déroulées à Ilubirin et à Otodo-Gbame n’ont jamais été précédées d’une véritable consultation des intéressés ni d’un préavis suffisant, pas plus qu’elles n’ont donné lieu à une indemnisation ou à un relogement, ce qui est contraire aux obligations internationales du Nigeria. Par conséquent, nombre des personnes expulsées sont aujourd’hui sans abri et ont perdu leurs moyens de subsistance.

« Il faut que les autorités de Lagos créent une commission d’enquête sur les expulsions forcées et les attaques d’Ilubirin et d’Otodo-Gbame. Tous les responsables présumés d’infractions pénales, y compris les représentants de l’État, doivent être traduits en justice dans le cadre de procès équitables, a déclaré Osai Ojigho.

« Il convient d’instaurer un moratoire sur les expulsions collectives jusqu’à ce que les autorités de l’État de Lagos mettent en place une réglementation qui régisse les expulsions dans le respect des normes internationales.

« Enfin, il est indispensable que les pouvoirs publics diligentent de toute urgence une enquête afin de déterminer où se trouvent toutes les personnes portées disparues depuis les expulsions forcées d’Ilubirin et d’Otodo-Gbame. »

Complément d’information

Les éléments figurant dans le rapport d’Amnesty International sont le fruit de 18 enquêtes de terrain menées par des chercheurs de l’organisation sur plus de 19 mois, qui se fondent notamment sur des entretiens avec 124 personnes et des analyses de photos, de vidéos et de documents comme des dossiers médicaux et des jugements.

Huit réunions ont été organisées avec les autorités, et 17 représentants de l’État de Lagos et de la police nigériane ont été interrogés. Des experts judiciaires ont analysé des photos de cadavres de personnes expulsées, ainsi que de douilles et de bombes lacrymogènes retrouvées à Otodo-Gbame après les expulsions forcées.

Par ailleurs, le rapport fournit des informations sur au moins trois attaques perpétrées à Otodo-Gbame entre le 9 novembre 2016 et le 9 avril 2017 par des hommes armés qui, selon les habitants, venaient du quartier voisin d’Ikate Elegushi. Au moins 15 personnes ont été blessées plus ou moins grièvement et une est décédée. Le 16 février 2015, le quartier d’Ilubirin a aussi été pris pour cible par des hommes armés et deux enfants ont disparu, ce qui a porté à 17 le nombre total de personnes disparues à Ilubirin et Otodo-Gbame.

Amnesty International a fait part de ses constatations à l’État de Lagos, qui n’a pas répondu.

Entre 2000 et 2009, les autorités nigérianes ont expulsé de force plus de deux millions de personnes. En février 2013, l’État de Lagos a expulsé de force au moins 9 000 personnes de Badia-Est au profit d’un projet de construction public. En septembre 2015, quelque 10 000 personnes ont été expulsées de Badia-Ouest et des parties de Badia-Est qui étaient encore habitées.

En tant que partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et à d’autres traités internationaux et régionaux concernant les droits humains, le Nigeria est tenu de concrétiser le droit à un logement convenable, au même titre que les autres droits économiques et sociaux, de s’abstenir de recourir aux expulsions forcées et de les empêcher.