Torture en Érythrée : «Toutes les nuits, on entend les cris de gens qui se font battre»

Kidane Isaac explique qu’il n’aurait jamais cru voir l’enfer, mais c’était avant son incarcération dans certains centres de détention de l’Érythrée. « Toutes les nuits, on entend les cris de gens qui se font battre. Je me souviens avoir été battu avec des barres de métal », a-t-il raconté à Amnesty International, depuis son domicile en Israël où il vit désormais comme demandeur d’asile. Kidane Isaac avait 18 ans et travaillait comme ouvrier du bâtiment. Il a été arrêté alors qu’il tentait de fuir le pays pour échapper à la conscription indéterminée du service national. En six mois, Kidane a été emprisonné dans trois centres de détention différents. Il a décrit des conditions carcérales terribles, où la torture et d’autres mauvais traitements, y compris les passages à tabac, étaient monnaie courante. « Le deuxième endroit où j’ai été emprisonné [était] Mai Edaga. En guise de toilettes, nous avions deux trous, recouverts d’une tôle de zinc, la cellule était bondée, nous avions deux morceaux de pain par jour, il y avait des mouches tout le temps, tout était très sale. C’était un endroit horrible », a déclaré Kidane Isaac. « Nous avons été arrêtés à l’improviste et menés en prison. Il n’y a eu aucune accusation, aucune audience. Pas d’avocat non plus. C’était la folie », ajoute-t-il. L’histoire de Kidane Isaac reflète celle de milliers d’autres Érythréens détenus sans inculpation ni jugement pendant des périodes allant parfois jusqu’à 20 ans. Amnesty International estime que le gouvernement du président Issayas Afeworki, qui a gouverné depuis l’indépendance du pays en 1993, a arrêté au moins 10 000 prisonniers politiques de manière arbitraire. « Vingt ans après les célébrations de son indépendance, l’Érythrée est l’un des pays les plus répressifs, opaques et inaccessibles du monde », a déclaré Claire Beston, spécialiste de l’Érythrée à Amnesty International. « Le gouvernement a systématiquement utilisé l’arrestation arbitraire et la détention sans inculpation pour écraser toute opposition, pour faire taire toute dissidence, et pour punir toute personne refusant de se conformer à des restrictions répressives. » Les Érythréens en exil estiment qu’il y a plus de 200 centres de détention dans le pays. Les lieux de détention sont des camps militaires, des prisons, des postes de police et des établissements de haute sécurité. D’anciens détenus décrivent les conditions de détention comme un « enfer ». Les cellules sont généralement surpeuplées avec des prisonniers forcés de dormir entassés, sur le côté, sans pouvoir bouger. De nombreuses cellules n’ont pas d’installations d’assainissement et les prisonniers ne sont autorisés à sortir pour utiliser les toilettes qu’une à deux fois par jour. La nourriture est insuffisante et l’eau potable est également limitée. Les maladies infectieuses sont courantes. Dans de nombreux centres, les prisonniers sont détenus dans des cellules souterraines, et souvent placés dans des conteneurs en métal. Dans les deux types de cellules, les détenus souffrent d’une chaleur extrême pendant la journée et ont très froid la nuit. Une torture systématique Outre ces conditions infernales, beaucoup de détenus subissent des tortures pendant les interrogatoires et également comme une punition. Parmi les méthodes de torture, on peut citer l’exposition au soleil des prisonniers, pieds et poings liés derrière le dos, pendant de longues périodes. Dans la prison de Dahlak Kebir, l’une des prisons les plus célèbres du pays en raison de ses conditions difficiles et de ses températures très élevées, un ancien prisonnier a dit que trois personnes avaient subi ce traitement pendant 55 jours. Un autre homme a raconté à Amnesty International comment il avait vu un codétenu et ami perdre une de ses mains après avoir été laissé au soleil dans ces conditions. Un ancien détenu a décrit comment il avait été contraint de marcher entre deux centres de détention : « J’ai dû marcher pieds nus pendant deux kilomètres environ. C’était horrible. La chaleur m’abrutissait. Je ne pouvais pas arrêter de marcher, autrement, mes pieds brûlaient. Quand quelqu’un commençait à tituber, ils le frappaient. Mes pieds étaient enflés, pleins d’ampoules. » Les détenus ont souvent été fouettés et battus pendant de longues périodes. Les femmes détenues ont déclaré avoir été battues parce qu’elles avaient refusé les avances sexuelles de policiers et de gardiens de prison. Outre ces conditions horribles et la menace quotidienne de coups de bâton, Kidane se sentait désespéré par la perspective de ces années de prison. Comme des milliers de prisonniers en Érythrée, il n’a eu aucun contact avec sa famille, qui ignorait où il était, s’il était mort ou vivant. « Personne ne savait combien de temps il allait rester en prison. Personne ne savait ce qui allait lui arriver. On ne pensait qu’à une chose : s’échapper. » La sécurité était plus relâchée dans le dernier lieu de détention. Kidane a vu une occasion de s’échapper. Une nuit, pendant qu’un ami distrayait le gardien de prison en service, lui et deux de ses amis se sont évadés. Ils se sont enfuis à Asmara, la capitale de l’Érythrée, ensuite, ils sont passés au Soudan. Kidane Isaac vit aujourd’hui en Israël en tant que demandeur d’asile. Kidane se considère comme chanceux. Il pense à sa nouvelle vie. « La vie d’un [demandeur d’asile], avec un avenir indéfini, est difficile, mais c’est un autre chapitre de ma vie », dit-il. Tout au long des deux décennies de l’indépendance de l’Érythrée, Amnesty International s’est préoccupée de la situation des détenus. Les appels destinés au président Issayas Afeworki (libérer tous les prisonniers d’opinion immédiatement, mettre un terme à la torture et aux autres mauvais traitements, et garantir le droit à un procès équitable) n’ont pas été entendus.