Cameroun : « Nous l’avons cherché partout, nous avons besoin de savoir pour faire le deuil. »
Il y a cinq ans, l’armée camerounaise, en opération de ratissage dans deux villages de l’Extrême-Nord, arrêtait plus de 200 hommes, soupçonnés sans preuve, d’être des membres de Boko Haram. Enfermés pendant toute une nuit dans des conditions inhumaines et dégradantes, certains vont se résoudre à boire leur propre sueur pour étancher une soif qui pourrait s’avérer fatale. De récits de survivants, il n’y aurait eu qu’une quarantaine de survivants. Le reste…tout le reste…reste disparu. Aujourd’hui, il faut briser le silence et demander aux autorités de rendre des comptes aux familles des disparus.
Note : la liste de 130 disparus confirmés a été constituée par Amnesty International grâce au recoupage des témoignages et des pièces d’identités collectés auprès de leurs proches. Le nombre réel-ceux qui n’avaient pas de papier d’identification ou qui n’étaient pas originaires des deux villages- est bien plus important à en croire les récits de survivants et de témoins.
Depuis ce jour, je n’ai plus revu mon fils ni reçu aucune nouvelle de lui.
Ali*, père de Boukar
Recit de la nuit du 27 décembre 2014
Demandez au Président Paul Biya d’apporter des réponses aux familles
Dans leur lutte contre Boko Haram dans l’Extrême-Nord du Cameroun, les forces de défense et de sécurité se sont rendues coupables de graves violations de droits humains et ont usé d’arrestations arbitraires, homicides illégaux, torture et intimidation contre les personnes qu’elles étaient censées protéger. Dans l’un des cas les plus graves documentés par Amnesty International, les forces de défense et de sécurité ont arrêté des centaines de garçons et d’hommes en décembre 2014. Depuis, l’on n’a plus aucune nouvelle d’eux. À ce jour, les familles attendent toujours des réponses des autorités sur le sort de leurs proches. Agissez maintenant pour les aider à obtenir la vérité et la justice.
Le 27 décembre 2014, tôt le matin, les forces de sécurité camerounaises ont bouclé deux villages de l’Extrême-Nord, Magdeme et Double, et ont arbitrairement arrêté des centaines de garçons et d’hommes, les enlevant abruptement à leurs familles. Après une journée entière de mauvais traitements, les forces de sécurité les ont enfermés dans de minuscules cellules où la seule façon de tous y tenir était de rester debout. De récit de survivants, des centaines d’hommes et de jeunes garçons ont trouvé la mort cette nuit-là. Plus de cinq ans après ces terribles événements, les familles n’ont toujours aucune information des autorités sur le sort de leurs proches. Le silence des autorités sur ce qui s’est passé ce jour-là est assourdissant. Le poids du deuil des familles est aggravé par l’absence de réponses.
Hassan, père de six enfants, fait partie des victimes de cette disparition forcée. Il était marié à Adja* depuis plus de 15 ans. Le lien qu’ils partageaient était si fort qu’un regard leur suffisait pour se comprendre. Les enfants d’Hassan ont assisté, totalement horrifiés, à l’enlèvement de leur père par les forces de sécurité. Cinq ans plus tard, ses enfants demandent toujours où se trouve leur père.
Mal Moussa, un passionné de mode, a également été enlevé de son village ce jour-là. Il aimait porter des chapeaux, c’était comme sa signature. Il manque terriblement à son meilleur ami Aboubacar*. Pour ce dernier, ne pas connaître le sort de son ami est insupportable.
Abba et son frère ont été pris ensemble par les soldats. Abba n’avait pas d’enfants mais il aimait gâter les enfants de ses proches. Les deux frères étaient très complices. Leur père trouve un peu de réconfort dans le fait de savoir qu’ils sont ensemble, où qu’ils soient.
Ousman Bouba était marié à Aminata* depuis plus de 22 ans. Sa femme était enceinte lorsque les forces de sécurité l’ont emmené. Aminata a accouché deux mois plus tard. Avec d’autres familles qui ont perdu leurs proches ce jour-là, Aminata a parcouru les prisons à la recherche de son mari, en vain. Elle espère qu’un jour, Ousman Bouba rencontrera enfin leur enfant.
Ce ne sont là que quelques-unes des centaines d’histoires de familles brisées qui tentent de faire leur deuil.
Il est temps qu’elles obtiennent des réponses sur le sort de leurs proches.
Joignez-vous à nos sympathisants et membres ; signez la pétition pour demander au Président Biya des réponses et demander que justice soit faite concernant la disparition forcée de centaines d’hommes et de garçons à Magdeme et Double.


Les respirations étaient devenues saccadées, courtes, certaines ressemblant à de longs râles désespérés. Dans la minuscule cellule de 12 m² où plus de 100 hommes et jeunes garçons étaient entassés depuis plusieurs heures, les souffles se faisaient courts. Puis le premier corps s’écroula, d’épuisement. Et comme si cela avait réveillé les autres détenus de la torpeur dans laquelle ils étaient plongés, ils se mirent à taper contre l’unique porte de la cellule, à hurler ce qui leur restait d’humanité, pour demander de l’aide, un peu d’air, un peu d’eau. Ils n’obtinrent que dédain. Les corps continuèrent à tomber lourdement les uns après les autres. Un père, son fils, son beau-fils…
Nous sommes le samedi 27 décembre 2014. Alors que le monde est pris dans ce moment de torpeur qui accompagne la période festive de fin d’année, un drame silencieux se joue à l’Extrême Nord du Cameroun, loin des yeux, loin des caméras. Aux premières heures de la nuit, des hommes et jeunes garçons enfermés dans deux cellules au sein de la légion de gendarmerie de Maroua, la principale ville de l’Extrême-Nord, s’effondrent les uns après les autres. Le lendemain matin, de récits de survivants, seuls une vingtaine de personnes voient la lumière du jour. Le bilan est le même dans la cellule voisine. Deux jours après leurs arrestations 45 d’entre eux sont conduits à la prison civile de Maroua, à plus de 70 km de leurs villages d’origine, Magdémé et Doublé, deux villages situés dans le département du Mayo-Sava. Hébétés et affaiblis, ils se laissent conduire sans vraiment comprendre ni avoir la force de lutter contre ce qui semble être un enchaînement dramatique d’événements. Ces 45 hommes ne le savent pas encore, mais ils sont les seuls survivants connus d’une terrible opération de ratissage qui a causé la disparition forcée de plus de 130 hommes et jeunes garçons.
Comment plus de 130 personnes ont-elles pu disparaître il y a cinq ans dans l’Extrême-Nord du Cameroun, dans le silence et l’anonymat ?
En 2014, le groupe armé Boko Haram né au Nigeria voisin et devenu virulent depuis 2009 lance ses premières attaques au Cameroun. Pour y répondre, l’Etat camerounais déploie massivement ses forces de sécurité dans la région de l’Extrême-Nord, principale cible des attaques. Mais très vite, les populations se trouvent prises en étau entre les attaques du groupe armé et les violentes représailles d’une armée qui parfois utilise les mêmes méthodes de meurtre ; destruction de biens, exécutions illégales que le groupe contre lequel elle est censée protéger la population. La lutte que mène les forces de sécurité au nord du Cameroun est alors émaillée de sérieuses infractions au droit international humanitaire et de violations de droits humains perpétrées par les forces de sécurité.

Magdémé et Doublé
Magdémé et Doublé sont deux villages situés dans le département du Mayo-Sava, région d’Extrême Nord, zone particulièrement exposée du fait de sa proximité avec le Nigeria. Ce matin du 27 décembre 2014, les premiers coups de feu ont retenti alors que les hommes revenaient de la première prière à la mosquée. Le caractère soudain de l’événement fait croire à une attaque du groupe armé Boko Haram. Pris d’effroi les habitants se cachent chez eux. Mais cette fois-ci ce n’est pas Boko Haram ; en représailles à une attaque précédente du groupe, l’armée, la police et la gendarmerie mènent une opération conjointe de ratissage dans les deux villages.
C’est l’opération de ratissage la plus grave documentée par Amnesty International au Cameroun. Les forces de défense arrêtent ce jour-là plus de 200 hommes et garçons, sans aucune base légale, sur de simples suspicions d’accointances avec Boko Haram, parfois liées au fait de leur appartenance au groupe ethnique kanouri (auquel appartiennent aussi les fondateurs du groupe armé) et sans aucune preuve. Dans l’incompréhension, les hommes sont forcés de se déshabiller et malmenés avant d’être entassés comme du bétail dans un camion et conduits à la légion de gendarmerie de Maroua. A aucun moment de cette longue journée, on n’explique à ces 200 hommes les raisons de cette arrestation et du traitement qui leur est réservé. Durant l’opération de ratissage les forces de sécurité ont tué huit personnes, dont un enfant, et se sont rendus coupables de l’incendie de plus de 70 bâtiments ainsi que le vol et la destruction de plusieurs biens.
Enfermés dans la moiteur de ces deux cellules dans des conditions inhumaines et dégradantes, les hommes s’accrochent à ce qu’ils peuvent. Il s’agit de survivre à cette longue nuit. Éreintés, certains vont se résoudre à boire leur propre sueur pour étancher une soif qui pourrait s’avérer fatale. De récits de survivants, il n’y aurait eu qu’une vingtaine de survivants dans chacune des deux cellules.


130 disparus, 5 ans de silence
Demander des comptes afin de briser le silence et apporter des réponses aux familles.
Interpellé par les membres d’Amnesty International qui écrivent de partout dans le monde et une poignée d’organisations et de braves défenseurs des droits humains au Cameroun, le gouvernement crie à l’affabulation…avant de reconnaître le 13 mars 2016 qu’au moins 25 hommes étaient morts en garde à vue le soir même de leur arrestation à Magdémé et Doublé, sans révéler leurs identités ou leurs lieux de sépulture, tandis que 45 autres avaient été conduits et enregistrés le jour d’après à la prison de Maroua. Le reste…tout le reste…reste disparu. Agés de 12 ans pour le plus jeune, à 60 ans, ils s’appelaient Ali, Youssoufa, Mohamed, Ibrahim, Boukar… anonymes pour le monde, ils ont pourtant des visages, une histoire, des familles, des enfants qui attendent depuis cinq ans. Ils ont disparu depuis ce jour de 27 décembre 2014. Plus de 130 hommes et jeunes garçons des deux villages de Magdémé et Double. Des hommes à qui il faut rendre l’humanité et la dignité qui leur ont été niées ce 27 décembre 2014.
5 ans d’impunité
Pour les familles des disparus, il est difficile de trouver un sens à ce qui s’est passé ce 27 décembre. Il faut des réponses.
En 2015, un décret présidentiel a révoqué le colonel Charles Zé Onguéné, qui était à la tête de la gendarmerie dans l’Extrême-Nord au moment des faits. Bien qu’une enquête ait été ouverte, et que le colonel Zé Onguéné ait été inculpé de négligence et d’infraction à la législation relative à la détention – des charges qui sont d’ordre correctionnel, à ce jour personne ne sait l’état d’avancement de la procédure contre lui. En mars 2019, il a été nommé conseiller au ministère de la Défense. Un énième pied de nez aux victimes.
A Maroua, les 42 personnes1 survivantes de l’opération de ratissage du 27 décembre 2014 et qui étaient en détention ont été relâchées en juillet 2017, reconnues non coupables des crimes de bande armée (donc appartenance à Boko Haram), sécession et assassinat mais coupables de crime d’insurrection. Depuis 2017 donc ces personnes ont retrouvé la « liberté », celle, relative, dont on essaie de jouir lorsque l’on est désormais certain que son destin ne tient pas à grand-chose.
Pour eux et pour les plus 130 personnes disparues, il reste le combat contre l’oubli. Et la quête éreintante de vérité et de justice.
1 Sur les 45 hommes conduits à la prison de Maroua, trois sont décédés en détention.