Les autorités qatariennes n’ont pas enquêté sur les décès de plusieurs milliers de travailleurs migrants survenus au cours de la dernière décennie, alors qu’un lien a été établi entre leur mort prématurée et leurs conditions de travail dangereuses, a déclaré Amnesty International le 26 août. Le nouveau rapport de l’organisation, intitulé Fauchés dans la fleur de l’âge, présente des informations qui montrent que le Qatar délivre régulièrement des certificats de décès pour des travailleurs migrants sans avoir mené les enquêtes adéquates, attribuant la mort à des « causes naturelles » ou à de vagues problèmes cardiaques. Ces attestations – considérées par un médecin légiste de premier plan comme « dénués de sens » excluent toute possibilité d’indemnisation pour les familles, qui pour beaucoup ont de graves difficultés financières du fait du décès du principal soutien de famille.
Amnesty International a attiré l’attention sur les dangers que représentent pour les travailleurs les conditions climatiques extrêmes du Qatar, en particulier quand elles sont associées à un travail physiquement exténuant et d’une durée excessive. Le Qatar a récemment adopté de nouvelles dispositions pour protéger les travailleurs, mais certains dangers majeurs persistent et les autorités n’ont guère pris de mesures pour enquêter sur le nombre élevé de décès liés à la chaleur. Amnesty a non seulement consulté des spécialistes de premier plan et passé en revue les données du gouvernement relatives à des milliers de morts, mais aussi examiné 18 certificats de décès et mené des entretiens avec les familles de six hommes qui avaient tous entre 30 et 40 ans au moment de leur mort.
Quand des hommes relativement jeunes et en bonne santé meurent soudainement après de longues heures de travail par une chaleur extrême, cela incite à s’interroger sur la sécurité des conditions de travail au Qatar.
Steve Cockburn
« Quand des hommes relativement jeunes et en bonne santé meurent soudainement après de longues heures de travail par une chaleur extrême, cela incite à s’interroger sur la sécurité des conditions de travail au Qatar. En s’abstenant d’enquêter sur les causes sous-jacentes de la mort de ces travailleurs migrants, les autorités qatariennes ne tiennent aucun compte des signaux d’alarme qui auraient pourtant permis de sauver des vies. Cela constitue une violation du droit à la vie. Elles privent en outre les familles en deuil de leur droit à réparation, et les laissent avec des questions qui restent sans réponse, a déclaré Steve Cockburn, responsable du programme Justice économique et sociale à Amnesty International.
« Nous demandons aux autorités qatariennes d’enquêter de façon exhaustive sur tous ces décès de travailleurs migrants. Si ces travailleurs ont été exposés à des conditions dangereuses telles qu’une chaleur extrême, et si aucune autre cause n’a pu être établie pour leur mort, le Qatar doit alors indemniser de façon adéquate les familles, et prendre immédiatement les mesures nécessaires pour renforcer la protection des autres travailleurs. L’absence d’enquête, de réparation et de mesures visant à empêcher la mort de travailleurs migrants constitue une violation de l’obligation qui incombe au Qatar de défendre et protéger le droit à la vie. »
Des experts en épidémiologie ont indiqué que dans un système de santé doté de ressources suffisantes, il devrait être possible de déterminer la cause exacte de la mort dans 99 % des cas, mais les données qu’Amnesty a examinées provenant de pays qui fournissent une grande partie de la main d’œuvre montrent que le taux de décès inexpliqués de travailleurs migrants au Qatar est proche des 70 %.
De nombreux décès inexpliqués
Amnesty International a examiné 18 certificats de décès de travailleurs migrants délivrés par le Qatar entre 2017 et 2021. Quinze de ces documents ne fournissent aucune information sur les causes sous-jacentes du décès, se contentant d’indiquer : « insuffisance cardiaque aiguë causes naturelles », « insuffisance cardiaque non spécifiée » et « insuffisance respiratoire aiguë due à des causes naturelles ».
« Il s’agit d’expressions qui ne devraient pas figurer sur un certificat de décès si elles ne s’accompagnent pas de précisions expliquant les causes sous-jacentes.
Docteur David Bailey
Des expressions similaires ont été utilisées dans les rapports concernant plus de la moitié des 35 décès qui ont été enregistrés comme n’étant « pas liés au travail » et qui sont survenus sur des chantiers de la Coupe du monde depuis 2015, ce qui incite à penser que des enquêtes dignes de ce nom n’ont probablement pas été menées sur ces cas.
Le docteur David Bailey, pathologiste de renom et membre du Groupe de travail de l’OMS sur la certification des décès, a dit à Amnesty International :
« Il s’agit d’expressions qui ne devraient pas figurer sur un certificat de décès si elles ne s’accompagnent pas de précisions expliquant les causes sous-jacentes. Fondamentalement, tout le monde meurt des suites d’une insuffisance respiratoire ou cardiaque, et ces expressions sont dénuées de sens en l’absence d’une explication en précisant les raisons. »
L’examen par Amnesty des données sur les décès provenant de diverses sources indique que les décès de travailleurs migrants sont dans une grande mesure inexpliqués. Les statistiques officielles du Qatar indiquent que plus de 15 021 personnes non qatariennes – de tous âges et de toutes professions – sont mortes entre 2010 et 2019, mais les données sur la cause du décès ne sont pas fiables en raison de l’absence d’enquêtes, ce qui a été documenté par Amnesty.
Le fait qu’un grand nombre de décès soient indiqués comme étant dus à des « maladies cardiovasculaires » dans les statistiques du Qatar masque peut-être le fait qu’un grand nombre de ces décès sont, en réalité, non expliqués. Cela transparait également dans les statistiques sur les décès de pays d’Asie du Sud, d’où viennent la grande majorité de ces travailleurs migrants.
Par exemple, les statistiques officielles du Bangladesh montrent que 71 % des décès de ressortissants de ce pays enregistrés au Qatar entre novembre 2016 et octobre 2020 ont été attribués par les autorités qatariennes à des « causes naturelles ».
Une enquête parue dans The Guardian montre aussi que 69 % des décès de travailleurs indiens, népalais et bangladais enregistrés entre 2010 et 2020 ont été attribués à des causes naturelles.
Morts subites
Amnesty a enquêté sur la mort de six travailleurs migrants : quatre ouvriers du bâtiment, un agent de sécurité et un conducteur de camion. Aucun de ces hommes n’avait de problème de santé sous-jacent connu, et tous avaient passé les examens médicaux obligatoires avant de se rendre au Qatar. Aucune des familles n’a été indemnisée.
Manjur Kha Pathan, 40 ans, était conducteur de camion et il travaillait entre 12 et 13 heures par jour. Il avait signalé que la climatisation dans la cabine de son camion ne fonctionnait pas normalement. Manjur Kha Pathan a perdu connaissance à son domicile le 9 février 2021, et il est décédé avant l’arrivée de l’ambulance.
Sujan Miah, 32 ans, était tuyauteur et il travaillait sur un chantier dans le désert. Ses collègues l’ont trouvé mort dans son lit le matin du 24 septembre 2020. Pendant les quatre jours qui ont précédé la mort de Sujan Miah, la température avait dépassé les 40°C.
Tul Bahadur Gharti, 34 ans, était un ouvrier du bâtiment. Il est mort dans son sommeil le 28 mai 2020, après avoir travaillé pendant près de 10 heures sous des températures ayant atteint les 39°C.
Suman Miah, 34 ans, travaillait lui aussi comme ouvrier du bâtiment. Il est mort le 29 avril 2020, après une longue période de travail sous des températures ayant atteint les 38°C.
Yam Bahadur Rana, 34 ans, était agent de sécurité dans un aéroport, un travail nécessitant de se tenir assis dehors sous le soleil pendant de longues heures. Il est mort au travail le 22 février 2020.
Mohammad Kaochar Khan, 34 ans, était plâtrier. Il a été trouvé mort dans son lit le 15 novembre 2017.
Amnesty International a interrogé les familles de ces hommes au Népal et au Bangladesh. Les familles ont insisté sur le fait qu’elles ont été bouleversées en apprenant la mort de leur proche, et qu’elles le pensaient en bonne santé. Plusieurs membres de ces familles ont parlé de la chaleur extrême et des conditions de travail difficiles auxquelles leur proche était régulièrement soumis au travail.
Dans un premier temps, je n’y ai pas cru. Je lui avais parlé quelques heures avant.
Sumi Akter, femme de Suman Miah
L’épouse de Yam Bahadur Rana, Bhumisara, a déclaré :
« [Mon mari] était obligé de rester assis sous le soleil pendant de longues périodes. Je pense qu’il a eu une crise cardiaque à cause de la déshydratation et de la chaleur, car à ma connaissance il n’était pas malade. »
L’épouse de Tul Bahadur Gharti, Bipana, a déclaré :
« Je ne l’ai jamais entendu parler d’une quelconque maladie […] on a eu du mal a le croire quand on nous a avertis de sa mort subite […] Mon mari a été tué par le feu. J’ai l’impression de brûler. »
Dangers que représente pour la santé une chaleur extrême
L’obligation qui incombe aux États de protéger le droit à la vie, et leur obligation de garantir des conditions de travail et un environnement sains, comprennent l’adoption de lois ou d’autres mesures pour protéger la vie face à des menaces raisonnablement prévisibles. L’un de ces risques les plus documentés et prévisibles pour la vie et la santé des travailleurs et travailleuses au Qatar est l’exposition à une chaleur et une humidité extrêmes, qui a fait l’objet de nombreux rapports.
En 2019, le gouvernement du Qatar a commandé une enquête sur cette question au laboratoire FAME basé en Grèce. Cette étude a indiqué que des travailleurs ne bénéficiant que de la protection minimale prévue par la législation qatarienne à l’époque étaient exposés à un risque sensiblement plus élevé d’hyperthermie que les ouvriers travaillant sur un chantier de la Coupe du monde, où les travailleurs sont généralement mieux protégés.
Une étude parue en 2019 dans la revue Cardiology a établi une corrélation entre la chaleur et la mort d’ouvriers népalais au Qatar, indiquant que « pas moins de 200 des 571 décès cardiovasculaires [de travailleurs migrants népalais] sur la période 2009-2017 pourraient avoir été évités » avec des mesures efficaces de protection contre la chaleur.
Jusque récemment, la principale protection contre le stress dû à la chaleur dans le cadre du travail au Qatar était une interdiction du travail à l’extérieur à certaines heures entre le 15 juin et le 31 août. Il n’existait aucune restriction pour le reste de l’année. En mai 2021, le Qatar a élargi cette période d’interdiction concernant certaines plages horaires en été, qui court désormais du 1er juin au 15 septembre, et mis en place de nouvelles exigences, notamment avec l’interdiction du travail à l’extérieur quand l’indice mesurant la chaleur et l’humidité atteint 32 degrés. Ces nouvelles dispositions législatives accordent en outre aux travailleurs et travailleuses le droit de cesser de travailler et de porter plainte auprès du ministère du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales en cas de préoccupations liées au stress thermique.
David Wegman, expert en matière de santé et de sécurité dans le secteur du bâtiment, a dit à Amnesty que même si cette nouvelle loi améliore les choses, ses dispositions sont « très insuffisantes par rapport à ce qui est nécessaire pour assurer la protection des travailleurs qui sont exposés à des stress thermiques de toutes sortes ».
La nouvelle réglementation améliore réellement la protection des travailleurs, mais il est très inquiétant de constater qu’elle n’impose pas de période de repos obligatoire proportionnelle aux conditions climatiques et à la nature du travail accompli. Au lieu de cela, elle accorde aux travailleurs le droit de travailler « à leur propre rythme » quand il fait chaud.
Compte tenu de l’extrême inégalité des relations de pouvoir entre les employé·e·s et les employeurs ou employeuses au Qatar, les experts consultés par Amnesty ont souligné que de nombreux travailleurs ne vont probablement pas être en mesure de respecter « leur propre rythme », et que la sécurité des travailleurs « dépend de façon critique » des pauses obligatoires.
« Tous nos rêves ont été brisés »
Aucune des familles qu’Amnesty a interrogées ne s’est vu proposer une quelconque forme d’examen post-mortem pour déterminer les causes sous-jacentes du décès de leur proche. Il n’a donc pas pu être établi si les conditions de travail ont contribué au décès, ce qui a exclu la possibilité d’une indemnisation soit par l’employeur soit par les autorités qatariennes.
Tous nos rêves ont été brisés quand mon frère est mort. Il espérait améliorer notre niveau de vie, mais la majeure partie de son salaire a été utilisée pour rembourser le coût de sa migration.
Didarul Islam, frère de Mohammad Kaochar Khan
Amnesty a rencontré la famille de Suman Miah, notamment ses deux jeunes enfants, chez elle, au Bangladesh. Ce sont les collègues de travail de Suman qui ont appris à sa famille qu’il était mort. Les autorités qatariennes n’ont pas contacté la famille et on ne lui a pas proposé d’autopsie.
« Dans un premier temps, je n’y ai pas cru. Je lui avais parlé quelques heures avant », a déclaré l’épouse de Suman, Sumi Akter.
Le Comité d’action sociale du Bangladesh a versé à la famille de Suman 300 000 takas bangladais (environ 3 500 USD), mais cette somme a été utilisée pour régler les dettes que Suman avait contractées à cause des frais de recrutement qu’il avait payés dans le cadre de sa migration au Qatar.
Mohammad Kaochar Khan a lui aussi payé des frais de recrutement pour obtenir son emploi au Qatar. Sa famille a en partie payé les 350 000 takas bangladais (environ 4 130 USD) en vendant des terres et en contractant des emprunts. Elle a aussi reçu une aide financière versée par le gouvernement bangladais, qui a été utilisée pour rembourser la dette liée au recrutement de Mohammad.
Le frère de Mohammad, Didarul Islam, a dit à Amnesty :
« Tous nos rêves ont été brisés quand mon frère a perdu la vie. Il espérait améliorer notre niveau de vie, mais nous n’avons pas pu mettre de l’argent de côté, car la majeure partie de son salaire a été utilisée pour rembourser le coût de sa migration. »
Les difficultés auxquelles sont maintenant confrontées ces familles sont une illustration du cycle de l’exploitation dans lequel sont pris de si nombreux travailleurs migrants au Qatar. Depuis que le Qatar s’est vu confier, en 2010, l’organisation de la Coupe du monde en 2022 de la FIFA, il a adopté plusieurs réformes importantes de son Code du travail. Mais comme ces réformes sont faiblement appliquées et respectées, la situation sur le terrain ne progresse que lentement, et l’exploitation demeure un phénomène courant. Un grand nombre de travailleuses et travailleurs migrants sont toujours à la merci d’employeurs ou employeuses peu scrupuleux qui sont autorisés à commettre des abus en toute impunité.
Le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde ; il a non seulement les moyens, mais aussi l’obligation, de faire beaucoup mieux.
Steve Cockburn
Amnesty International appelle le Qatar à renforcer sa législation pour protéger les travailleurs contre la chaleur extrême, avec des dispositions rendant obligatoires les pauses à la mesure des risques encourus, et à améliorer le processus d’enquête, de certification et d’indemnisation en cas de décès de travailleurs migrants.
« Le Qatar doit mettre en place une équipe spécialisée chargée de mener une enquête adéquate sur la mort de chaque travailleur, et veiller à ce qu’une indemnité soit versée à chaque fois que les conditions de travail, telles que l’exposition à une chaleur extrême, ne peuvent pas être exclues en tant que facteur ayant contribué au décès, a déclaré Steve Cockburn.
« Le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde ; il a non seulement les moyens, mais aussi l’obligation, de faire beaucoup mieux. »
Complément d’information
Des experts ont attiré l’attention sur une série de techniques qui sont utilisées pour établir la cause du décès dans les cas où l’exposition à une chaleur extrême peut avoir contribué au décès. Elles comprennent des enquêtes menées sur les conditions de travail, l’examen du dossier médical des travailleurs, et divers examens médicaux permettant d’exclure d’autres causes.
Les statistiques officielles montrent que 15 021 personnes n’ayant pas la nationalité qatarienne sont mortes dans le pays entre 2010 et 2019. Ce nombre n’est pas égal au nombre de travailleuses et travailleurs migrants qui ont perdu la vie à cause de leurs conditions de travail, car il recouvre les personnes de tous âges, de toutes professions et toutes les causes de décès.
Les statistiques du gouvernement n’indiquent pas non plus combien de travailleurs sont morts sur les chantiers de la préparation de la Coupe du monde. Le Conseil suprême du Qatar pour la remise et l’héritage a indiqué que 35 travailleurs employés sur des chantiers de la Coupe du monde qu’il supervise sont morts depuis 2015, mais il n’existe aucune statistique sur le nombre de travailleurs décédés sur d’autres chantiers liés à la tenue de ce tournoi.