Le présent document porte sur toute la série de mesures prises ou envisagées par le gouvernement polonais pour « réformer » le pouvoir judiciaire, sur l’impact que ces mesures ont sur les droits humains et sur leurs suites probables. Les manœuvres en cours visant à éliminer les garanties relatives aux droits humains en Pologne, et remettant notamment en cause le droit à un procès équitable, pourraient avoir de graves conséquences pour tout le pays et, au-delà, pour la région.
Quelles lois ont été adoptées et quels projets de loi ont été déposés dans le cadre de la « réforme du pouvoir judiciaire » en cours en Pologne ?
Le gouvernement polonais avance pas à pas. Il a proposé plusieurs modifications de la législation qui sont toutes néfastes en soi et qui, mises ensemble, scellent la fin de l’indépendance du pouvoir judiciaire en Pologne.
Les lois suivantes ont été adoptées par le Parlement et ont été promulguées. Le président de la République a mis son veto à deux d’entre elles, mais le risque que les amendements qu’elles contiennent soient de nouveau inscrits à l’ordre du jour n’est pas écarté pour autant.
- La Loi sur l’École nationale de la magistrature (adoptée par le Parlement le 11 mai et entrée en vigueur le 21 juin 2017)
Cette nouvelle Loi permet aux assesseurs de siéger seuls au niveau des tribunaux de district, pour une durée fixée à quatre ans. Cette disposition suscite des inquiétudes, car la procédure de nomination des assesseurs n’est pas la même que celle des juges. Ces derniers sont nommés après examen complet de leur dossier de candidature par le Conseil national de la magistrature, l’organe constitutionnel chargé de garantir l’indépendance des tribunaux et des magistrats en Pologne. Aux termes de la nouvelle Loi, les assesseurs seront désormais nommés par le ministre de la Justice, le Conseil national de la magistrature devant désormais se contenter de soulever d’éventuelles objections, dans un délai de 30 jours, en cas de désaccord sur une nomination.
- La Loi sur les juridictions de droit commun (adoptée par le Parlement le 15 juillet et entrée en vigueur le 11 août 2017)
Aux termes de cette modification de la législation, il appartient désormais au ministre de la Justice, qui est également le procureur général de Pologne, de nommer et de révoquer les présidents et vice-présidents des tribunaux. La révocation d’un magistrat par le ministre de la Justice est sans appel au niveau judiciaire. Elle peut éventuellement être annulée par le Conseil national de la magistrature, mais uniquement si les deux-tiers de ses membres au moins se prononcent en ce sens.
Dans une recommandation en date du 26 juillet 2017, la Commission européenne indiquait que les modifications de la loi risquaient de se traduire par des pressions directes exercées par le pouvoir politique sur les magistrats, prenant l’exemple du président d’un tribunal devant se prononcer sur une affaire sensible mettant en cause l’État et se sentant pressé par le ministre de la Justice de statuer en faveur de ce dernier, sous peine d’être démis de ses fonctions (C(2017) 5320, § 20).
Cette loi modifie en outre la procédure de promotion des magistrats. Elle omet cependant de préciser les critères individuels et objectifs sur lesquels doit se baser l’avancement au sein de l’appareil judiciaire, ouvrant la porte à d’éventuelles promotions fondées sur des éléments arbitraires.
- La Loi sur le Conseil national de la magistrature (adoptée par le Parlement le 15 juillet 2017, objet d’un veto présidentiel le 24 juillet suivant)
Ce texte, s’il avait été appliqué, aurait augmenté le nombre de membre du Conseil national de la magistrature nommés par le Parlement. Il prévoyait la nomination par la chambre basse du Parlement de 15 des 25 membres du Conseil national de la magistrature. Cette disposition est contraire à la Constitution de la Pologne, qui limite à six le nombre de membres du Conseil national de la magistrature nommés par le Parlement.
De plus, une telle modification de la législation aurait réduit les pouvoirs des membres du Conseil en matière de nomination des juges, tout en élargissant les pouvoirs du ministre de la Justice. Les nominations de nouveaux magistrats se font actuellement sur recommandation du Conseil. Cette Loi visait à réduire les prérogatives du Conseil national de la magistrature, en lui laissant uniquement la possibilité d’exprimer des objections concernant tel ou tel candidat. Elle prévoyait également de le priver de ses compétences en matière de promotion des juges en formation, en transférant celles-ci au ministre de la Justice.
- La Loi sur la Cour suprême (adoptée par le Parlement le 22 juillet 2017, objet d’un veto présidentiel le 24 juillet suivant)
Cette Loi, si elle avait été appliquée, aurait donné au ministre de la Justice le pouvoir de révoquer les juges de la Cour suprême, puis de constituer une nouvelle Cour. Elle lui aurait également conféré de nouvelles compétences en matière de mesures disciplinaires à l’encontre des membres de la Cour.
Pour quelle raison le président de la République a-t-il opposé son veto à ces deux modifications de la législation (la Loi sur le Conseil national de la magistrature et la Loi sur la Cour suprême) ? A-t-il vraiment agi sous la pression de l’opinion publique ?
La décision du chef de l’État d’opposer son veto a surpris la plupart des observateurs. Elle est vraisemblablement due à plusieurs facteurs : l’importante mobilisation de la population contre ces lois, les inquiétudes et les critiques exprimées par bon nombre d’institutions internationales et d’organismes de défense des droits humains, certaines considérations politiques internes au sein du pouvoir polonais, le président de la République cherchant notamment à se poser en acteur constitutionnel indépendant, et la menace des mesures que l’Union européenne (UE) pourrait prendre contre la Pologne.
Pourquoi la réforme du système judiciaire polonais soulève-t-elle tant de problèmes ?
L’indépendance du pouvoir judiciaire est déterminante pour le respect du droit à un procès équitable. Les États ont l’obligation de prendre des mesures spécifiques destinées à garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire et à protéger les juges de toute forme d’ingérence politique.
Les lois qui constituent la « réforme » du système judiciaire polonais visent à permettre au ministre de la Justice de contrôler celui-ci. Le ministère de la Justice soutient que les modifications en cours sont nécessaires pour « débarrasser » les tribunaux d’un certain nombre de personnes – au premier rang desquelles des juges – qui « ont perdu la confiance du public ». Le ministre de la Justice devrait exercer un large contrôle sur le pouvoir judiciaire polonais, en lieu et place d’une instance indépendante et autonome (tel que le Conseil national de la magistrature) chargée de superviser les nominations, d’examiner les candidatures et de veiller au respect de la déontologie par les magistrats du siège.
De telles réformes vont à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs, car elles confèrent à l’exécutif une capacité d’influence indue sur le judiciaire. L’indépendance de l’appareil judiciaire est un outil indispensable, permettant d’éviter que les pouvoirs de l’exécutif ne deviennent excessifs. Les personnes qui sont victimes d’atteintes à leurs droits fondamentaux doivent pouvoir compter sur des tribunaux indépendants. De même, celles qui sont poursuivies pour des infractions de droit commun doivent bénéficier de procès équitables conformes aux normes internationales, notamment devant des tribunaux indépendants.
La nécessité de réformer l’appareil judiciaire est reconnue par plusieurs organismes et organisations non gouvernementales (ONG) polonais (voir liste ci-dessous). Toutefois, les lois adoptées par le Parlement ne répondent pas aux problèmes dont souffre le système judiciaire. Elles ne se traduisent pas, en particulier, par une simplification de la procédure bureaucratique actuelle qui permettrait aux citoyens d’avoir accès plus rapidement et plus efficacement à la justice.
Quelles seront les conséquences de ces changements sur les droits humains en Pologne ?
Les modifications apportées à la législation polonaise porteront atteinte au droit de bénéficier d’un recours effectif et au droit à un procès équitable. Le contrôle exercé par le ministre de la Justice sur le judiciaire pourrait se traduire, dans certains cas « politiquement sensibles », par des pressions directes du pouvoir politique sur les juges. Cela pourrait notamment être le cas pour les personnes qui font actuellement l’objet de poursuites pour avoir protesté contre la volonté du gouvernement d’exercer une influence indue sur l’appareil judiciaire. Amnesty International et plusieurs autres ONG suivent actuellement des dizaines d’affaires, dans lesquelles des personnes sont poursuivies pour avoir participé à des manifestations pacifiques depuis novembre 2016. Plusieurs de ces affaires ont atteint en juillet le stade de la comparution devant les tribunaux et les premières audiences ont eu lieu.
Amnesty International déplore en outre les poursuites engagées au civil ou au pénal contre un certain nombre de journalistes et d’écrivains. C’est notamment le cas de Tomasz Piątek, un journaliste qui fait l’objet de poursuites pénales pour « menace illégale contre un représentant des pouvoirs publics » en raison d’un livre qu’il a publié, dans lequel il faisait état de liens entre l’actuel ministre de la Défense et les services de renseignement russes. Cette affaire est actuellement en cours d’instruction.
La modification de la Loi sur les juridictions de droit commun pourrait également avoir des répercussions sur le droit au recours des femmes qui se sont vues refuser le bénéfice de services de santé sexuelle et génésique par des membres des professions médicales ayant invoqué une « clause de conscience ».
D’autres institutions, organismes indépendants, organisations et spécialistes ont exprimé leur inquiétude face à la perte d’indépendance du pouvoir judiciaire polonais engendrée par les modifications apportées à la législation par le Parlement. Lesquels ?
En Pologne même, le Commissaire aux droits humains (médiateur), le Conseil national de la magistrature, le Barreau et plusieurs ONG, comme la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, Akcja Demokracja, ou encore Femmes en grève (Strajk kobiet), ont fait part de leur inquiétude.
Au niveau international, plusieurs organisations intergouvernementales et organismes indépendants se sont publiquement émus de l’évolution de la situation en Pologne. Parmi eux : la Commission européenne, le président du Conseil européen, le Réseau des présidents des Cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne (UE), le Réseau européen des Conseils de Justice, la Commission de Venise, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, le rapporteur spécial de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats, l’Association internationale du barreau, le Barreau d’Angleterre et du Pays de Galles, la Fédération des barreaux d’Europe, l’Association du barreau canadien et l’Association du barreau américain. « L’indépendance du pouvoir judiciaire est un élément de base de l’État de droit, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », a notamment déclaré la Commission de Venise le 18 juillet dernier. « Le fait que les juges ne puissent être révoqués avant la fin de leur mandat, sauf sur la base de véritables procédures disciplinaires, est une garantie fondamentale de leur indépendance. »
Plusieurs ONG internationales, dont, entre autres, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Human Rights Watch et Human Rights First, ont également tiré la sonnette d’alarme face aux menaces qui pèsent sur l’indépendance du pouvoir judiciaire en Pologne.
Que vont devenir les lois auxquelles le président de la République a opposé son veto ?
Les amendements ainsi bloqués peuvent encore être réinscrits à l’ordre du jour de la chambre basse du Parlement (la Sejm) au cours des mois à venir. Ils pourraient être imposés s’ils recueillaient suffisamment de voix pour passer outre au veto du chef de l’État. Pour cela, il faudrait qu’ils obtiennent une majorité des trois cinquièmes de la chambre basse du Parlement, lors d’un scrutin réunissant au moins la moitié des membres de celle-ci. En cas de vote positif de la Sejm, le président de la République aurait sept jours pour promulguer la nouvelle loi.
En outre, le chef de l’État, bien qu’il ait opposé son veto à deux lois qui lui avaient été soumises, a annoncé qu’il avait l’intention de présenter d’ici deux mois ses propres projets d’amendements les concernant.
Le gouvernement pourrait également proposer de nouvelles versions des amendements envisagés (à la Loi sur la Cour suprême et à la Loi sur le Conseil national de la magistrature) et les faire voter par les parlementaires à la majorité simple.
Que fait l’Union européenne (UE) pour que l’état de droit et le droit à un procès équitable soient respectés en Pologne ?
La Commission européenne a réagi aux modifications de la législation qui remettent en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire en Pologne en donnant un dernier avertissement à la Pologne le 26 juillet dernier. Elle a demandé aux autorités polonaises de « ne prendre aucune mesure de révocation ou de mise à la retraite forcée des juges de la Cour suprême ».
Si la Pologne prend quand même une telle mesure, la Commission est prête à déclencher sans délai la procédure prévue à l’article 7(1) du Traité sur l’Union européenne. Dans ce cas, le Conseil européen devra se prononcer à la majorité des quatre cinquièmes des États membres, pour dire s’il existe « un risque clair de violation grave par [la Pologne] des valeurs communes visées à l’article 2 du Traité ».
Le Conseil devra se prononcer à l’unanimité afin d’établir l’existence d’une « violation grave et persistante », pour ensuite demander éventuellement la suspension de certains droits de la Pologne, y compris les droits de vote de celle-ci au sein du Conseil. Un vote unanime au titre de l’article 7(2) est très peu probable, mais une décision à la majorité des quatre cinquièmes au titre de l’article 7(1) n’est pas impossible.
La Commission européenne a annoncé le 29 juillet qu’elle avait engagé une procédure d’infraction du droit européen contre la Pologne, concernant plus particulièrement la Loi sur l’organisation des juridictions de droit commun. Dans sa lettre de mise en demeure adressée au gouvernement polonais, la Commission explique qu’elle considère les modifications apportées à la loi contraires au droit européen, dans la mesure où elles compromettent l’indépendance des juridictions polonaises, l’accès à une véritable protection légale et le droit au recours et à un procès équitable (au titre de l’article 19.1 du Traité sur l’Union européenne et de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE). La Pologne dispose d’un mois pour répondre à la lettre de la Commission.