Bangladesh. Les droits humains sous état d’urgence depuis un an

(Dacca) La Mission de haut niveau d’Amnesty International au Bangladesh a pris fin ce jeudi 10 janvier. La délégation menée par la secrétaire générale de l’organisation, Irene Khan, a rencontré divers groupes et dirigeants de la société civile et recueilli les témoignages de victimes de violations des droits humains. Elle s’est rendue à Rajshahi et à Tangail, et a rencontré le conseiller en chef du gouvernement provisoire, Fakhruddin Ahmed, le conseiller aux Affaires étrangères, Iftekhar Ahmed Chowdhury, et le chef d’état major de l’armée, le général Mueen Ahmed. La délégation a également rencontré des dirigeants des principaux partis politiques.

Irene Khan a présenté au nom de la délégation un ensemble de recommandations adressées au gouvernement et aux partis politiques. Elle a fait devant la presse la déclaration suivante résumant les principales préoccupations et recommandations d’Amnesty International.

Au Bangladesh, depuis des décennies l’état de droit est miné par les ingérences politiques, la faiblesse des institutions et le mépris pour les droits humains. Les puissants et les privilégiés ont bénéficié de l’impunité ; ils savaient qu’ils n’auraient pas à répondre de leurs actes. L’abus de pouvoir est devenu la norme et les liens entre la violence politique et le crime organisé se sont de plus en plus resserrés. Les plus pauvres sont souvent ceux qui sont le plus exposés aux atteintes aux droits humains, et ils sont les moins à même d’obtenir réparation.

Amnesty International doit tenir compte de ce contexte pour évaluer la situation actuelle en matière de droits humains et formuler des recommandations pour l’avenir. En replaçant la situation actuelle dans la perspective d’une histoire marquée depuis longtemps par des violations des droits humains, Amnesty International souhaite mettre l’accent sur le fait qu’il est absolument nécessaire que des réformes institutionnelles soient mises en place pour établir l’état de droit au Bangladesh. Ce gouvernement a, à la fois, la possibilité et la responsabilité d’amorcer et entreprendre ces réformes.

Cela ne signifie pas que la situation actuelle des droits humains est satisfaisante. Au contraire, Amnesty International a noté que certaines formes bien connues d’atteintes aux droits humains persistaient sous le régime actuel ; le gouvernement doit intervenir de manière plus énergique qu’il ne l’a fait jusqu’à présent pour mettre fin à ces violences. Amnesty International a par ailleurs constaté l’apparition de nouvelles formes de violations des droits humains dont ce gouvernement est responsable et auxquelles il ne s’est guère attaqué.

Principaux motifs de préoccupation

Les atteintes aux droits humains perpétrées par la police, le Bataillon d’action rapide (RAB), les forces conjointes et les autres forces de sécurité ou agents de l’État et qui constituent une pratique bien établie se poursuivent en toute impunité. Le gouvernement provisoire affirme que le nombre d’exécutions extrajudiciaires a chuté depuis 2007, par rapport aux années précédentes. Or, nous sommes fortement préoccupés par le fait qu’aucune enquête relative à de tels actes n’a jamais été rendue publique et à notre connaissance, aucun membre des forces armées n’a jamais été déféré devant les tribunaux ni poursuivi en justice pour aucun de ces homicides. Telle était la situation dans le passé sous un gouvernement démocratique et telle est également la situation sous le gouvernement provisoire actuel.

Le cas de Cholesh Richil est bien connu – le gouvernement nous a fait savoir que l’enquête était terminée et que l’armée avait pris des mesures à la suite de cela. Cependant, malgré nos demandes fermes et répétées, le gouvernement ne nous a pas donné l’assurance que le rapport allait être rendu public et que les responsables allaient être poursuivis en justice. Cela est extrêmement décevant étant donné que ce gouvernement s’est engagé à établir la transparence et l’obligation de répondre de ses actes.

Rang Lai Mro, dirigeant associatif dans les Chittagong Hill Tracts, a, semble-t-il, été torturé par des militaires après son arrestation en février 2007, et dans un poste de police après sa condamnation en octobre 2007. Aucune mesure n’a été prise pour enquêter sur ces allégations de torture.

La délégation d’Amnesty International a rencontré le journaliste et défenseur des droits humains Jahangir Alam Akash, qui a été arrêté et roué de coups par des agents du RAB en octobre 2007 à Rajshahi. Ces violences n’ont fait l’objet d’aucune enquête et, qui plus est, Jahangir Alam Akash redoute de subir de nouvelles représailles pour avoir dénoncé publiquement les agissements du RAB.

Tasneem Khalil, journaliste et militant des droits humains, a été arrêté le 11 mai 2007 ; il a, semble-t-il, été torturé parce qu’il avait rendu compte de violations des droits humains et contacté des organisations internationales de défense des droits humains.

Ces affaires montrent que l’État continue comme par le passé à s’en prendre aux défenseurs des droits humains, aux militants des droits sociaux, aux journalistes et aux autres personnes qui expriment des opinions dissidentes ou qui dénoncent les violations commises par le gouvernement.

Si le gouvernement ne réagit pas de façon adéquate dans ces deux affaires très importantes qui ont eu un grand retentissement, alors il sera encore moins possible d’obtenir justice dans d’autres affaires connues. Et cela est inacceptable.

Les opérations menées par le RAB sont régulièrement marquées, depuis la création de ce bataillon en 2004, par des homicides qui, selon le gouvernement, résultent d’échanges de coups de feu. Or, l’ordonnance sur le bataillon armé de la police (telle que modifiée) octroie au RAB une très large immunité qui le met à l’abri des poursuites. Aux termes de l’actuelle législation d’urgence, les organes chargés du maintien de l’ordre public, y compris la police et les forces conjointes, ne peuvent en aucun cas faire l’objet de poursuites lorsqu’ils ont « agi de bonne foi ». Ces dispositions, que l’on retrouve dans de nombreuses lois relatives aux forces de sécurité, institutionnalisent l’impunité. Le fait d’accorder une aussi large impunité aux agents des forces de l’ordre est clairement contraire au droit international.  

Amnesty International estime que le recours à l’armée pour les opérations de maintien de l’ordre n’est pas une solution viable à long terme. Le personnel militaire n’est pas formé pour effectuer des tâches de maintien de l’ordre. La solution serait de mettre en place une force de police réformée et efficace. Nous avons pris bonne note des initiatives prises par le gouvernement provisoire pour réformer la police et avons inclus dans notre mémorandum des recommandations au sujet de cette réforme.

L’organisation est également préoccupée par le fait que de plus en plus de fonctions qui devraient être aux mains de l’administration civile sont occupées par des militaires, sans qu’il existe des règles claires en matière de responsabilité.  

Amnesty International estime que les allégations d’atteintes aux droits humains commises contre des membres des forces armées doivent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites menées par le système pénal civil. Actuellement, seuls les cas de viol et de meurtre sont portés devant les tribunaux civils. Il faudrait élargir leur champ de compétence pour qu’ils puissent connaître d’autres graves violations des droits humains, en particulier les cas de torture et de mauvais traitements. J’espère que les hauts responsables de l’armée étudieront de manière sérieuse nos recommandations : nous pensons qu’elles permettront à la fois de faire en sorte que justice soit rendue et de montrer au public que personne n’est au-dessus des lois au Bangladesh.

La pratique consistant à utiliser les forces armées pour le maintien de l’ordre public et à leur octroyer l’impunité a été instituée sous un gouvernement civil démocratiquement élu. Amnesty International exhorte tous les partis politiques à s’engager dans leur programme électoral à mettre fin à cette pratique pour l’avenir.

De nouvelles pratiques consistant à manipuler la procédure sont apparues dans des affaires de corruption et d’abus de pouvoir politique

Le recours persistant et généralisé à la détention provisoire sans inculpation ni jugement n’est pas nouveau au Bangladesh. La Loi sur les pouvoirs spéciaux adoptée en 1974 a été utilisée par divers gouvernements pour incarcérer leurs détracteurs et opposants.

Le gouvernement provisoire a agi de la même façon. Il a recouru à cette loi pour arrêter des hommes d’affaires et des hommes politiques de premier plan accusés d’infractions liées à la corruption, ainsi que des journalistes et des particuliers accusés d’attentats à l’explosif.

La Loi sur les pouvoirs spéciaux s’applique à présent pour les infractions visées dans les dispositions relatives aux pouvoirs d’exception adoptées en 2007, qui octroient de très larges pouvoirs aux organes chargés de faire respecter la loi. Les personnes inculpées au titre de ces dispositions sont automatiquement privées d’un certain nombre de protections prévues par la loi, notamment de la mise en liberté sous caution.

Amnesty International estime que certains points des dispositions de la législation d’urgence ont été formulés de manière trop vague ou sont appliqués d’une façon qui viole les garanties d’une procédure régulière pour les détenus, et que ces points devraient être d’urgence réexaminés et amendés.

Il est certes important de lutter contre la criminalité économique et l’abus de pouvoir politique, mais cet objectif ne peut au bout du compte pas être atteint en recourant à des pratiques qui ne respectent pas les garanties prévues par la loi et qui violent les normes internationales relatives aux droits humains. L’état d’urgence ne peut en aucun cas être invoqué pour justifier une privation de liberté arbitraire ou le non-respect des principes fondamentaux relatifs à l’équité des procès.

Amnesty International appelle le gouvernement provisoire à respecter scrupuleusement les garanties d’une procédure légale et l’état de droit, à se conformer aux normes d’équité des procès, à mettre fin à la détention arbitraire et à rétablir les dispositions prévoyant la mise en liberté sous caution.

L’organisation, qui a par le passé demandé à des gouvernements démocratiquement élus d’abroger la Loi de 1974 sur les pouvoirs spéciaux, exhorte à présent le gouvernement provisoire à suspendre cette loi jusqu’à ce qu’un nouveau Parlement se penche sur la question de son abrogation.

L’état d’urgence

La législation d’urgence a restreint certains droits humains. La situation est particulièrement inquiétante en ce qui concerne la liberté des médias ainsi que les libertés d’expression, de réunion et d’association. Le droit international permet de limiter ou restreindre ces droits en cas d’état d’urgence mais cette possibilité est très strictement encadrée.   Amnesty International estime que certaines des restrictions imposées par les dispositions relatives aux pouvoirs d’exception vont au-delà de ce qu’autorise le droit international dans le contexte actuel au Bangladesh.

Selon l’organisation, les actuelles règlementation et restrictions concernant les libertés d’expression, de réunion et d’association sont formulées de manière trop imprécise et sont appliquées de façon sélective, ce qui crée un climat d’incertitude et de peur.

Amnesty International a protesté contre l’arrestation et les poursuites judiciaires dont ont fait l’objet des professeurs des universités de Rajshahi et de Dacca. L’organisation a considéré les professeurs de l’université de Rajshahi comme des prisonniers d’opinion. Elle estime également que les quatre assistants de l’université de Dacca, qui sont actuellement jugés, sont des prisonniers d’opinion et elle demande en conséquence leur libération immédiate et inconditionnelle.

Nous exhortons le gouvernement provisoire à réexaminer et modifier d’urgence les restrictions apportées aux libertés d’expression, de réunion et d’association dans le cadre de l’état d’urgence.

Nous estimons que ces modifications devraient constituer une première étape sur la voie de la levée de l’état d’urgence. En effet, comme l’état d’urgence est par nature temporaire, il ne doit pas être utilisé à long terme comme mode de gouvernement.

Le Bangladesh demain

Cela fera un an demain que l’état d’urgence a été instauré dans le pays. Le gouvernement provisoire doit se saisir de cette occasion pour annoncer publiquement son engagement à défendre les droits humains, reconnaître ses failles, exposer les avancées qu’il a réalisées et présenter un projet clair au sujet des actions concrètes qu’il prendra en 2008 pour réformer la situation des droits humains.

Le conseiller en chef, le chef d’état major de l’armée et le conseiller aux Affaires étrangères ont tous insisté, lorsque je me suis entretenue avec eux, sur leur détermination à faire le nécessaire pour que des élections libres et équitables aient lieu avant fin 2008. Ils ont également souligné qu’ils s’étaient engagés dans une lutte contre la corruption et en faveur d’une réforme électorale.

Amnesty International a la conviction que les efforts déployés pour combattre la corruption et mettre en place une réforme électorale ne pourront porter leurs fruits que si toutes les institutions et tous les responsables de l’État s’engagent fermement et clairement en faveur de l’état de droit et du respect des droits humains. Il faut que cesse la culture de l’impunité et de la déresponsabilisation qui a prévalu pendant plusieurs décennies. Cela nécessite une réforme institutionnelle. Il s’agit d’une entreprise à long terme mais le gouvernement provisoire doit saisir la possibilité qui s’offre à lui de procéder à une réforme cruciale de la situation des droits humains.

Amnesty International a pris acte des importantes mesures que le gouvernement provisoire a déjà entreprises pour séparer le pouvoir judiciaire du pouvoir exécutif, pour engager une réforme de la police, pour faire adopter une loi sur le droit à l’information et pour mettre en place une commission nationale des droits humains. Notre mémorandum contient des recommandations détaillées sur chacun de ces points.

Quelques précisions

La commission nationale des droits humains

Amnesty International demande au gouvernement provisoire de veiller à ce que la commission nationale des droits humains soit constituée conformément aux principes internationaux. En vertu de ces principes, elle doit être indépendante du gouvernement, ses membres doivent présenter une grande diversité, et elle doit disposer d’un large mandat ainsi que de pouvoirs d’enquête et de moyens suffisants. Son mandat doit également lui permettre d’enquêter sur les atteintes aux droits humains commises par des responsables des forces armées et des forces de sécurité. J’ai été heureuse de constater que le conseiller en chef était d’accord sur ce point.

Des échéances claires doivent être fixées en ce qui concerne la transparence et l’entrée en activité de la commission. De plus, le processus de sélection de ses membres doit être ouvert à tous. Comme la survie de la commission dépendra fortement de sa direction, le gouvernement provisoire a la responsabilité particulière de veiller à ce que cela soit fait dans les règles.

Le pouvoir judiciaire

Le gouvernement provisoire a pris des mesures notables et opportunes pour séparer les pouvoirs judiciaire et exécutif. Or, pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire il ne suffit pas de séparer l’exécutif et le judiciaire, il faut aussi veiller à ce que les nominations du personnel judiciaire soient basées sur le mérite, à ce que l’inamovibilité des juges soit garantie et à ce que les pratiques de clientélisme et d’ingérence politiques soient éradiquées.

La réforme de la police

Pour être efficaces, les forces chargées du maintien de l’ordre doivent avoir le soutien de la population locale. Or, la population n’a de manière générale plus confiance en la police. Cette confiance ne pourra être rétablie que grâce à une réforme qui fera de la police une force professionnelle, compétente et efficace. Il s’agit d’une entreprise à long terme. Mais le gouvernement provisoire peut commencer par prendre certaines mesures essentielles. Amnesty International l’encourage à préparer un projet d’ordonnance sur la police et aussi à envisager la création d’un mécanisme indépendant chargé de recevoir les plaintes concernant la police afin d’instaurer l’obligation de rendre compte de ses actes et de la rendre opérationnellement indépendante de l’exécutif pour qu’elle puisse remplir ses fonctions à l’abri des ingérences politiques.

La liberté d’information

Amnesty International se félicite de l’engagement pris par le gouvernement provisoire d’adopter une loi sur le droit à l’information. Au Bangladesh, où une grande partie de la population vit dans une pauvreté extrême et n’a pas accès aux services de base, le droit à l’information représente potentiellement beaucoup pour certains des groupes les plus vulnérables et les plus marginalisés.

Cependant, les bénéfices attendus de cette loi ne se matérialiseront que si elle est conforme aux normes internationales, correctement mise en œuvre à l’aide des mécanismes et ressources nécessaires, et si la population en a connaissance. Amnesty International demande donc au gouvernement provisoire de permettre une large consultation du projet de loi.

Consultation de la société civile

Le gouvernement provisoire actuellement à la tête du Bangladesh ne dispose pas d’un mandat populaire. Il est impératif que ce gouvernement communique et s’attire le soutien de la population. Amnesty International appelle le gouvernement provisoire à mener régulièrement auprès d’organisations de la société civile, y compris d’organisations populaires, des consultations de fonds et de grande ampleur au sujet de toutes les propositions de réformes relatives aux droits humains et de mesures visant à mettre un terme à l’impunité. Les droits humains sont une cause défendue par des gens ; leur expérience et leurs avis donneront de la valeur au travail mené par le gouvernement provisoire et ils ne doivent pas être considérés comme accessoires mais comme un élément essentiel de ce travail.

Le gouvernement provisoire doit également ouvrir un dialogue avec les partis politiques, au sujet non seulement des réformes politiques mais aussi de celles qui touchent les droits humains. La société civile doit demander aux partis politiques de montrer clairement leur engagement en faveur des droits humains et être également très attentive aux progrès réalisés par le gouvernement provisoire dans le domaine de ces droits. Les partis politiques doivent s’engager, au cours de la période préélectorale, à soutenir les initiatives qui améliorent la protection et le respect des droits humains, et à entreprendre de telles mesures. Après les élections, ils devront veiller à ce que le Parlement consolide les réformes en légiférant lorsque cela sera nécessaire.

L’histoire des droits humains au Bangladesh est marquée au fer rouge de l’impunité et du déni des atteintes à ces droits. Cela remonte aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en 1971. Un nouvel appel à la justice se fait sentir à présent mais il ne doit pas être politisé et se transformer en une chasse aux sorcières visant certaines personnes. Il doit être considéré comme un appel impartial et transparent visant à rechercher la vérité, à instaurer la justice, à accorder réparation aux victimes et à guérir les blessures de ce pays. L’actuel gouvernement qui n’a pas été élu devrait avoir le courage de faire ce que des gouvernements élus n’ont pas accompli : il devrait demander à l’ONU de le conseiller et de l’assister pour la mise en place d’une commission d’enquête indépendante. Cela symbolisera concrètement le nouvel engagement du Bangladesh en faveur des droits humains et de l’état de droit.

Souhaitons que le 1er novembre fasse naître un nouvel espoir.   

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