La semaine prochaine, les États membres du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO devront se pencher sur les violations des droits humains commises par les autorités cambodgiennes qui touchent des milliers de familles sur le site historique d’Angkor, a déclaré Amnesty International.
Un projet de décision du Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO relatif à ce site a été publié à l’approche de la 46e session du Comité du patrimoine mondial de cette institution de l’ONU, qui se tiendra à New Delhi, en Inde, du 21 au 31 juillet 2024.
Un rapport d’Amnesty International publié en novembre 2023 a révélé que les autorités cambodgiennes, invoquant la nécessité de protéger ce site vieux d’environ mille ans contre les dommages qui pourraient mettre en péril le statut de patrimoine mondial de l’UNESCO dont bénéficie Angkor, se sont livrées à des expulsions forcées à grande échelle constituant une violation flagrante du droit international relatif aux droits humains.
« Les États membres présents à la session du Comité du patrimoine mondial doivent condamner sans équivoque les violations des droits humains commises par le gouvernement cambodgien à Angkor », a déclaré Kate Schuetze, directrice régionale adjointe par intérim de la recherche à Amnesty International.
« Ils doivent également donner suite au projet de décision de l’UNESCO en vue d’empêcher de nouvelles violations et afin que les victimes d’expulsions forcées puissent accéder à leur droit à un recours effectif. »
Le projet de décision de l’UNESCO exprime sa préoccupation concernant « de possibles déplacements forcés de populations » et demande au Cambodge d’inviter une mission conjointe de suivi réactif à Angkor afin qu’elle puisse évaluer l’état de conservation du site et « les conditions des communautés relogées ».
Le projet de décision appelle également le Cambodge à communiquer le programme de réinstallation en cours aux communautés locales en spécifiant notamment « son engagement à veiller à ce que les conditions des populations relogées soient conformes à tous égards » aux normes relatives aux droits humains.
Cependant, cette décision n’appelle pas le Cambodge à s’engager explicitement à ne pas procéder à des expulsions forcées à Angkor. Elle n’appelle pas non plus les autorités cambodgiennes à mettre en place toutes les mesures correctives nécessaires pour garantir le respect plein et entier des droits humains des communautés concernées. L’UNESCO avait soulevé ces deux points dans un communiqué de presse, en novembre 2023, en réaction aux conclusions d’Amnesty International.
Le gouvernement cambodgien tente d’étouffer l’affaire
À la suite de la publication du rapport d’Amnesty International en 2023, le Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO a demandé au Cambodge de soumettre un rapport sur le programme de réinstallation traitant des « allégations d’expulsions forcées » et des « procédures permettant de distinguer les résidents légaux des empiétements illégaux ». Il a également demandé que le rapport « comprenne une réponse aux allégations d’Amnesty International ».
En février 2024, le gouvernement cambodgien a publié son rapport sur l’état de conservation. Cependant, dans ce rapport, le gouvernement cambodgien a refusé de nouer un dialogue sur le fond concernant les conclusions d’Amnesty International portant sur les expulsions forcées.
Le rapport sur l’état de conservation ne fournit aucune information vérifiable sur la manière dont les personnes et les familles ont été choisies pour être réinstallées, et affirme au lieu de cela que seuls les « squatteurs » d’Angkor ont fait l’objet du programme de réinstallation. Le rapport ne fournit pas non plus de liens accessibles vers des recherches antérieures, des cartes, des relevés fonciers, des images satellites ou des entretiens avec les personnes concernées qui pourraient indiquer comment le gouvernement a procédé pour évaluer si les familles vivant à Angkor se trouvaient ou non dans l’« illégalité ». Il cherche à faire des personnes vivant à Angkor des boucs émissaires et est marqué par des opinions stigmatisantes et désobligeantes à l’égard des personnes vivant dans la pauvreté.
« Il incombe au gouvernement cambodgien de déterminer clairement quels sont les villages traditionnels autorisés à rester sur le site d’Angkor : il ne peut pas affirmer sans preuve que toutes les personnes déplacées se trouvaient “illégalement” » à Angkor, a déclaré Kate Schuetze.
Dans son projet de décision, le Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO n’exprime aucune préoccupation quant au refus du gouvernement cambodgien de répondre de manière significative à sa requête. Au lieu de cela, il ne fait que « prend[re] acte » du rapport du gouvernement cambodgien et « reconnaît[re] la complexité que représente la gestion de ce vaste bien du patrimoine mondial, avec des communautés résidentes ».
« Le rapport constitue de la propagande et ne remplit pas son objectif, et le projet de décision aurait dû à tout le moins mettre en évidence cette lacune au lieu d’en simplement prendre note sans formuler aucune question ni critique », a déclaré Kate Schuetze.
« Le gouvernement cambodgien n’a pas répondu aux conclusions du rapport d’Amnesty, car il tente d’étouffer cette affaire. Mais on ne peut pas mettre fin aux violations des droits humains en ne les prenant pas en considération. »
Situation d’endettement et désespoir sur le site de réinstallation
Le rapport d’Amnesty International intitulé ‘Nobody wants to leave their home’: Mass forced evictions at Cambodia’s UNESCO World Heritage site of Angkor, a montré que les autorités cambodgiennes n’avaient pas suffisamment informé les personnes concernées ni engagé de véritables consultations avec elles avant de procéder aux expulsions. Nombre de ces personnes ont en outre subi des pressions et ont été menacées, ces manœuvres visant à les empêcher de contester les expulsions et à les réinstaller dans des lieux dépourvus de logements, d’accès suffisant à l’eau, d’installations sanitaires et d’accès à des moyens de subsistance.
En avril 2024, une délégation d’Amnesty International s’est rendue à Angkor et sur les deux sites de réinstallation, Run Ta Ek et Peak Sneng. La délégation a constaté que le site de réinstallation de Run Ta Ek ne disposait toujours pas d’infrastructures de base telles que des routes et un réseau d’assainissement, et que de nombreuses maisons n’avaient pas accès à l’eau courante.
La revendication la plus courante était que de nombreuses familles réinstallées avaient du mal à gagner leur vie et avaient contracté des dettes qu’elles ne pouvaient plus rembourser. Les dettes avaient généralement été contractées pour construire une maison ou des toilettes sur le site de réinstallation, alors que ces personnes avaient été contraintes à détruire leur logement à Angkor et à aller s’installer à Run Ta Ek.
Les dépenses encourues parce que les autorités cambodgiennes n’ont pas fourni de logements adéquats et le manque de travail pour les familles qui ont été retirées de l’économie touristique ont créé une prévisible spirale de pauvreté et d’endettement. Cela a conduit les familles à utiliser leurs cartes de sécurité sociale comme garantie pour des prêts, à sauter des repas, à vendre leur maison et à utiliser l’argent de l’éducation des enfants pour rembourser des prêts.
Un homme père de trois jeunes enfants s’est effondré lorsqu’il a expliqué à Amnesty International qu’il devait utiliser de l’argent destiné à la scolarité de sa fille pour rembourser ses dettes.
« Si nous ne parvenons pas à rembourser l’emprunt, nous vendrons alors la moitié du terrain. Nous sautons parfois des repas pour essayer de rembourser le prêt », a-t-il déclaré.
« Les États membres du Comité du patrimoine mondial et la communauté internationale dans son ensemble doivent condamner ce douloureux chapitre de l’histoire d’Angkor et défendre les droits fondamentaux des gens qui vivent à Angkor », a déclaré Kate Schuetze.
« L’actuel projet de décision de l’UNESCO peut constituer une première étape vers la reconnaissance des violations commises à Angkor et vers des solutions pour y remédier. Cependant, l’UNESCO et les États membres du Comité du patrimoine mondial ont encore beaucoup à faire pour que les droits humains – qui sont au cœur de l’ensemble du système des Nations unies – ne soient pas oubliés. »