Il y a 50 ans, le coup d’État chilien a marqué ma famille à jamais

J’ai grandi dans une maison où étaient exposés des sculptures et des objets artisanaux en bois fabriqués par mon grand-père maternel, Fernando Ávila. Lui, son père – mon arrière-grand-père Roberto – et son frère ont été arrêtés après le coup d’État au Chili et emmenés au complexe militaire de la « Casa de techo Rojo », dans la zone du Cerro Chena (région métropolitaine de Santiago). C’est là qu’ils se sont vus pour la dernière fois, car mon arrière-grand-père a fait partie des 11 cheminots tués par les militaires. Mon grand-père, qu’on appelle « tata », et mon oncle ont réussi à échapper au peloton d’exécution. Mon grand-père Fernando a été incarcéré dans divers centres de détention, dont l’Estadio Nacional. Dans ces lieux terribles, il a connu la torture et la cruauté, mais a aussi appris à travailler le bois, un artisanat qui me rappelle aujourd’hui à quel point il était fort.

J’ai 22 ans et j’ai grandi avec une mère à qui on a volé son enfance. Toute petite, elle a dû rendre visite à son père en prison pendant les vacances, être témoin de perquisitions dans sa maison et voir ma grand-mère souffrir. Ensuite, ma famille a dû partir en exil, mais toujours dans l’idée de revenir au Chili afin de contribuer à la société, comme mon tata nous l’a toujours enseigné. En France, mes proches ont dû reconstruire leur vie. Dans les années 1990, une grande partie de la famille est repartie au pays, dont mes grands-parents, ma mère et ma sœur aînée, qui y est née.

Depuis mon enfance, je sais ce qui s’est passé le 11 septembre et j’ai participé aux commémorations. Je me souviens qu’il me semblait un peu étrange que le jour de mon anniversaire, on rende hommage aux cheminots fusillés. Nous nous levions tôt ce jour-là pour nous rendre à la cérémonie de commémoration. J’apportais une fleur rouge pour mon arrière-grand-père. Et puis nous rentrions à la maison pour célébrer mon anniversaire. Ma mère adorait faire de grandes fêtes pour les anniversaires, peut-être parce que par le passé, les circonstances ou l’humeur n’étaient pas propices à la fête.

Tout ce que je veux, c’est que nous progressions en tant que société et que ce que mes proches ont vécu ne se reproduise plus jamais

Cinquante ans après le coup d’État, je me souviens de mon arrière-grand-père Roberto, que je n’ai pas pu connaître parce qu’il a été assassiné pour ses idées. C’était un pasteur évangélique et communiste qui luttait avec joie pour une société plus juste. Les gens l’adoraient, une rue de la commune porte même son nom.

Je garde de jolis souvenirs de mon grand-père, qui était responsable associatif. J’ai beaucoup appris de lui. Il nous disait toujours qu’il avait des amis aux opinions politiques différentes et c’est une chose qu’il nous a transmise. D’ailleurs, quand il parlait des soldats, il disait qu’une personne ne se résume pas à son uniforme ni à sa couleur politique, chacune a sa propre histoire. Il nous a également laissé un manuscrit de ses mémoires qu’il n’est jamais arrivé à terminer car il est plus tard mort d’un cancer. J’aimerais me charger de terminer ce livre. Ce serait beau qu’une place de la commune porte aussi son nom et qu’un musée soit créé en souvenir des victimes du Cerro Chena. 

En cette année si spéciale, je pense aussi aux jeunes comme moi. J’ai l’impression que beaucoup ne savent pas ce qui s’est passé ou que cela ne les intéresse pas. C’est frustrant et cela me fatigue. Tout ce que je veux, c’est que nous progressions en tant que société et que ce que mes proches ont vécu ne se reproduise plus jamais.

Je pense aussi aux nouvelles générations. J’ai des neveux et j’aimerais leur dire d’être courageux et de ne pas oublier ce qui s’est passé il y a 50 ans parce que c’est notre histoire, c’est ce que nous avons dû traverser. Je leur demande de garder la tête haute, pour notre nom de famille et pour ce que nos proches ont vécu.