Les autorités russes doivent immédiatement mettre fin à leurs attaques contre les libertés académiques et le droit à la liberté d’expression, a déclaré Amnesty International jeudi 12 mai, alors que s’intensifie la campagne visant à éradiquer, dans les établissements scolaires et les universités, les opinions divergentes sur l’agression contre l’Ukraine.
« Les organisations russes de la société civile, dont la plupart s’opposent à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ne sont pas les seules victimes de la répression contre les activités anti-guerre dans le pays. Les libertés académiques sont elles aussi bafouées, les enseignant·e·s étant forcés de diffuser une propagande anti-ukrainienne et de glorifier l’”opération spéciale en Ukraine” de la Russie – sans quoi ils perdraient leur emploi », a déclaré Bruce Millar, directeur par intérim pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty International.
« Nous avons reçu des informations préoccupantes selon lesquelles des enseignant·e·s ont été licenciés pour avoir tenu des propos condamnant la guerre, et des enfants et des jeunes gens ont été forcés à participer à des “rassemblements express” organisés par l’État en faveur de la guerre, ou à assister à des cours mettant en avant le discours du Kremlin. »
Nous avons reçu des informations préoccupantes selon lesquelles des enseignant·e·s ont été licenciés pour avoir tenu des propos condamnant la guerre, et des enfants et des jeunes gens ont été forcés à participer à des “rassemblements express” organisés par l’État en faveur de la guerre, ou à assister à des cours mettant en avant le discours du Kremlin
Bruce Millar, directeur par intérim pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty International
Les enseignant·e·s contre la guerre visés par des représailles sévères
Des dizaines d’enseignant·e·s, du primaire à l’université, ont fait l’objet de fortes représailles pour avoir dénoncé la guerre en Ukraine. Certain·e·s se trouvent derrière les barreaux pour y purger une soi-disant détention administrative, ou ont été contraints de payer des amendes d’un montant exorbitant pour avoir simplement fait état de leurs opinions, que ce soit en public ou en classe. D’autres ont été licenciés ou réprimandés.
Roman Melnitchenko, professeur à l’université d’État de Volgograd, a été renvoyé le 19 avril pour une « infraction disciplinaire immorale » qui « portait atteinte aux normes ethniques et morales » lorsqu’il a partagé un message contre la guerre sur VKontakte, un réseau social très utilisé en Russie. Il a été congédié après que le parquet a informé l’université qu’il était visé par une procédure administrative.
Certains enseignant·e·s ont été signalés à la police par leurs propres élèves, étudiant·e·s ou collègues. Elena Baïbekova, professeure de mathématiques à Astrakhan, dans le sud de la Russie, a été licenciée le 1er avril. Un de ses élèves avait désapprouvé certaines « conversations politiques » ayant eu lieu durant son cours ; elle avait par la suite été accusée d’« absence non autorisée », puis licenciée. Elle avait précédemment pris part à une manifestation contre la guerre en Ukraine, pour laquelle elle a été condamnée à cinq jours de détention. Elle nie avoir parlé de politique durant son cours.
Marina Doubrova, professeure d’anglais à Korsakov, sur l’île de Sakhaline, a été congédiée le 5 avril. Moins d’une semaine auparavant, elle avait déclaré que la guerre était « une erreur » lors d’une discussion avec des élèves à l’occasion d’une pause. Un·e élève a fait un enregistrement vidéo de la conversation. Une mère d’élève a vu la vidéo et a dénoncé Marina Doubrova à la police. Trois jours plus tard, elle a été convoquée devant un tribunal et condamnée à une amende d’un montant de 30 000 roubles (soit 370 dollars des États-Unis) pour avoir cherché à « discréditer les forces armées ».
Irina Guen, professeure d’anglais à Penza, dans le centre de la Russie, encourt une peine d’emprisonnement pour propagation de « fausses nouvelles » sur l’armée russe, une nouvelle infraction pénale. Le 30 mars, elle a été inculpée pour avoir critiqué l’invasion et qualifié la Russie d’« État totalitaire » où « la moindre opposition est considérée comme un délit d’opinion ». Elle avait été signalée à la police par ses élèves de cinquième.
« Leçons » de propagande guerrière
Dans les établissements scolaires, les enfants sont par ailleurs soumis à une propagande en faveur de la guerre, semblant s’apparenter à de l’endoctrinement, ce qui est contraire aux objectifs du droit à l’éducation aux termes du droit international, dont les dispositions sont contraignantes pour la Russie. Selon Kommersant, un journal indépendant russe, dès le 28 février, les élèves du secondaire ont reçu des leçons sur l’« opération militaire spéciale » – terme rendu obligatoire par le gouvernement afin d’éviter l’appellation de « guerre ».
D’après l’article en question, s’appuyant sur des informations divulguées par des enseignant·e·s, on apprend aux élèves que la guerre en Ukraine « n’est pas une guerre, mais une opération spéciale de maintien de la paix » visant à « protéger la population des républiques de Donetsk et de Louhansk ». Les enfants apprennent aussi que les « sanctions anti-russes » peuvent avoir un impact positif sur l’économie nationale. Ces leçons auraient été fortement recommandées au plus haut niveau, mais ne sont pas obligatoires.
Le 20 avril, cependant, Sergueï Kravtsov, le ministre de l’Éducation, a annoncé qu’à compter du 1er septembre, toutes les écoles russes dispenseront des leçons sur les objectifs de l’« opération spéciale de maintien de la paix » en Ukraine.
Selon Kommersant, le Kremlin a « fortement recommandé » que les établissements scolaires affichent le symbole « Z » (témoignant de leur soutien à la guerre menée par la Russie en Ukraine) sur leur façade et dans les classes. Un grand nombre d’écoles primaires et maternelles ont également été entraînées dans des « rassemblements express » sur le thème de la guerre, orchestrés par l’État en faveur de l’« opération spéciale de maintien de la paix » et forçant les enfants à y prendre part, en violation du droit international relatif aux droits humains.
« Compte tenu de la répression actuelle visant toutes les formes d’opposition, il est impossible de savoir combien d’enseignant·e·s et d’élèves ont été renvoyés d’établissements scolaires pour avoir simplement exprimé leur opposition à la guerre. Nous ne connaîtrons peut-être jamais le nombre total d’enfants exposés à cet endoctrinement coordonné par l’État », a déclaré Bruce Millar.
Compte tenu de la répression actuelle visant toutes les formes d’opposition, il est impossible de savoir combien d’enseignant·e·s et d’élèves ont été renvoyés d’établissements scolaires pour avoir simplement exprimé leur opposition à la guerre
Bruce Millar, directeur par intérim pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty International
La nécessité de préserver les libertés académiques et de protéger le droit des jeunes à une éducation libre de tout endoctrinement
« Les enseignant·e·s ont le droit d’exprimer librement leurs opinions et de travailler dans un environnement exempt d’ingérences politiques, sans craintes de représailles. La liberté d’échanger des idées et des informations de toutes sortes entre enseignant·e·s et élèves est essentielle à un développement sain pour les générations futures et à la création de sociétés diverses et vibrantes », a déclaré Bruce Millar.
« Bâillonner enseignant·e·s, étudiant·e·s et élèves dans les campus universitaires et les couloirs des établissements scolaires constitue non seulement une violation du droit à la liberté d’expression, mais également une attaque contre les espaces intellectuels et le droit à l’éducation. Les autorités russes doivent immédiatement mettre un terme à leur campagne honteuse d’endoctrinement des enfants et des jeunes gens, et cesser de poursuivre des enseignant·e·s ayant simplement exprimé des opinions divergentes. »