Il ne faut pas emprunter le chemin de l’impunité pour l’assassinat de Jamal Khashoggi

Par Agnès Callamard

« Ils ont osé commettre un assassinat sur le sol turc. Ils se sont dit que si l’affaire éclatait au grand jour, ils s’en sortiraient. »

Ces mots ont été prononcés par Yasin Aktay, conseiller du président turc Recep Tayyip Erdoğan et vice-président du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, lors d’un discours prononcé en 2020 à l’occasion du deuxième anniversaire de l’assassinat du journaliste saoudien dissident Jamal Khashoggi.

Yasin Aktay a ensuite fustigé le système judiciaire saoudien, déclarant que l’on ne pouvait pas se fier à lui pour que justice soit faite dans cette affaire, et il a rendu hommage aux tribunaux turcs qui s’en étaient saisis. Il a ajouté que le président Recep Tayyip Erdoğan devait être félicité pour avoir empêché que l’assassinat de Jamal Khashoggi ne devienne « une monnaie d’échange dans le cadre d’un marchandage politique » et pour s’être concentré « sur la seule quête de justice ».

La semaine dernière, la juridiction en charge de cette affaire ayant décidé de demander l’avis du ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag, pour savoir si elle devait ou non suspendre le procès, ce dernier a répondu que le gouvernement turc allait recommander la suspension du procès par contumace de 26 ressortissants saoudiens inculpés du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi et le transfert du dossier en Arabie saoudite. Le tribunal turc va probablement se conformer à cette décision.

Comme l’a reconnu le gouvernement turc lui-même, le transfert du dossier de l’assassinat de Jamal Khashoggi en Arabie saoudite revient, sciemment et de façon délibérée, à laisser les autorités saoudiennes enterrer cette affaire. Il ne faut pas perdre de vue que les autorités saoudiennes se sont de façon répétée abstenues de coopérer avec le parquet turc. De toute évidence, justice ne pourra en aucun cas être rendue par un tribunal saoudien.

Quelle est donc la raison de ce revirement ?

En tant qu’ancienne rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, j’ai enquêté sur cette affaire dès le début. À partir du moment où Jamal Khashoggi est entré dans le consulat saoudien à Istanbul, en 2018, le traitement qui lui a été réservé, son assassinat, les informations concernant le lieu où se trouvait sa dépouille et la quête de justice, de vérité et de réconciliation qui a suivi ont tous été façonnés, déformés et définis en fonction de la realpolitik et des intérêts politiques en jeu.

En 2019, lors du simulacre de procès qui a eu lieu en Arabie saoudite, les accusés n’ont pas nié avoir tué Jamal Khashoggi et les tueurs à gages – dont l’identité n’a pas été révélée lors du procès – ont été déclarés coupables. Ensuite, en 2020, un tribunal saoudien a annulé leur condamnation à mort, commuant les sentences capitales en des peines de 20 ans de réclusion, et il a condamné les trois autres à des peines allant de sept à 10 ans de réclusion.

Mais les individus qui ont abusé de leur pouvoir, ou qui n’ont pas assumé les responsabilités attachées à leurs fonctions, n’ont pas été identifiés. Il s’agit ici d’une exécution extrajudiciaire cautionnée par l’État, mais les personnes occupant les plus hautes fonctions étatiques qui l’ont couverte n’ont pas été amenées à rendre des comptes.

Les autorités saoudiennes affirment qu’il s’est agi d’une opération non autorisée commise par des individus incontrôlés.  Or, le droit international définit de façon précise ce genre d’opération et l’assassinat de Jamal Khashoggi ne rentre pas dans le cadre de cette définition. Bien au contraire, chacun des aspects de ce crime pointe la responsabilité de l’État saoudien. Les membres de l’équipe chargée de commettre l’assassinat étaient tous des fonctionnaires saoudiens. Cette équipe a été envoyée en mission officielle en Turquie. Ceux qui ont commis cet assassinat ont utilisé des ressources saoudiennes : ils sont entrés en Turquie à bord d’un jet disposant d’une autorisation diplomatique, et deux membres de l’équipe avaient un passeport diplomatique saoudien. Ils ont commis cet assassinat à l’intérieur du consulat saoudien. Ensuite, une équipe de 17 fonctionnaires saoudiens a été envoyée en Turquie pour nettoyer la scène du crime.

Il ne s’agit donc en aucun cas d’une action non autorisée commise par des individus incontrôlés. Tous les éléments de cette opération mettent en évidence la responsabilité de l’État saoudien.

Lorsque les investigations ont débuté, il est apparu clairement, y compris pour les autorités turques, qu’il était fort peu probable de voir un tribunal saoudien rendre justice dans cette affaire.  Dans ces conditions, un procès par contumace (procès qui se tient en l’absence des accusés)s’est ouvert en Turquie. Les procès par contumace devraient toujours être soumis à la condition qu’un nouveau procès sera tenu devant un nouveau tribunal si la personne déclarée coupable en son absence est par la suite arrêtée.

Deux ans après, la demande du parquet visant à suspendre le procès et la rapidité avec laquelle le gouvernement a décidé de transférer l’affaire à l’Arabie saoudite (ainsi que la rapidité avec laquelle le ministère de la Justice a répondu quand le tribunal a sollicité son avis) incitent à penser que des manœuvres politiques de haut niveau pourraient sous-tendre ces initiatives.

Si l’affaire est transférée à l’Arabie saoudite, ce sera un jour sombre pour tous les proches de Jamal Khashoggi, et ce sera un jour sombre pour les personnes qui mènent campagne depuis plus de trois ans afin que justice soit rendue pour son assassinat. Il s’agira d’une initiative honteuse pour la Turquie, qui irait ainsi à l’encontre de l’engagement qu’a pris publiquement le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan de veiller à ce que justice soit rendue pour l’ignoble assassinat de Jamal Khashoggi. Toutes les personnes qui attendent que toute la vérité soit faite devant une cour de justice dûment formée, impartiale et indépendante peuvent à juste titre demander ce qui a bien pu changer depuis que Yasin Aktay, il y a un peu plus de deux ans, a déclaré que l’action du gouvernement turc n’était motivée que par la volonté de voir justice rendue.

En décidant de transférer à l’Arabie saoudite l’affaire de l’assassinat de Jamal Khashoggi, la Turquie prend la décision de la remettre entre les mains des responsables de ce crime.  Cela revient à garantir de façon certaine que l’injustice et l’impunité prévaudront.

Comme le dit le proverbe turc, « Kurda kuzu emanet edilmez » : ne donne pas au loup la brebis à garder.

Agnès Callamard est la Secrétaire générale d’Amnesty International et une ancienne rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.