Les autorités tunisiennes doivent cesser immédiatement d’exploiter des lois largement dépassées, excessivement vagues et répressives pour poursuivre en justice des personnes n’ayant fait qu’exercer leur droit à la liberté d’expression en ligne, a déclaré Amnesty International dans un rapport détaillé et une campagne rendus publics lundi 9 novembre 2020.
Amnesty International a constaté qu’au moins 40 blogueurs et blogueuses, administrateurs et administratrices de pages Facebook très suivies, militant·e·s politiques et défenseur·e·s des droits humains avaient été poursuivis en justice entre 2018 et 2020 pour avoir simplement publié en ligne des contenus critiquant les autorités locales, la police ou d’autres représentant·e·s de l’État.
« Il est extrêmement préoccupant de voir que, dix ans après la révolution, des blogueurs et blogueuses et des militant·e·s sont visés par des poursuites pénales en vertu de lois qui datent de l’époque où la Tunisie vivait sous un régime répressif, uniquement pour avoir publié leurs opinions sur Facebook. Au lieu d’essayer de museler la critique, les autorités tunisiennes feraient mieux de défendre le droit de toute personne de s’exprimer librement et en toute sécurité sans avoir à craindre de représailles », a déclaré Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Ces poursuites judiciaires menacent les progrès réalisés jusqu’à présent en matière de protection des droits humains en Tunisie, où le droit à la liberté d’expression est l’une des valeurs durement acquises de la révolution. Nous appelons les autorités législatives à placer au rang de leurs priorités la réforme de toutes les lois largement dépassées et excessivement vagues qui permettent la répression, afin d’éviter un nouveau retour en arrière et de respecter pleinement l’obligation de la Tunisie de garantir le droit à la liberté d’expression. »
La plupart des affaires examinées par Amnesty International ne se sont pas traduites par des peines d’emprisonnement, mais les convocations pour interrogatoire, les inculpations et les procès eux-mêmes pour des charges passibles de peines de prison constituent des actes de harcèlement et d’intimidation contre celles et ceux qui critiquent les autorités, et vont avoir un effet dissuasif.
Il est extrêmement préoccupant de voir que, dix ans après la révolution, des blogueurs et blogueuses et des militant·e·s sont visés par des poursuites pénales en vertu de lois qui datent de l’époque où la Tunisie vivait sous un régime répressif, uniquement pour avoir publié leurs opinions sur Facebook.
Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Alors que la Tunisie est considérée comme le seul pays où les soulèvements du Printemps arabe ont été un succès et est saluée pour avoir instauré un environnement favorable à toutes les formes d’expression, le ministère de l’Intérieur menace maintenant ouvertement d’engager des poursuites contre des personnes ayant critiqué légitimement le comportement de la police, et l’on assiste à une multiplication des poursuites pénales pour des publications sur Facebook révélant des cas de corruption présumée, critiquant les autorités ou jugées « insultantes » pour les représentant·e·s de l’État.
Amnesty International appelle les autorités tunisiennes à protéger la liberté d’expression en Tunisie en abandonnant toutes les charges qui pèsent sur des personnes visées par des enquêtes ou des poursuites pour le seul exercice pacifique de leur droit à la liberté d’expression, en ordonnant l’arrêt de toutes les poursuites pénales pour des infractions liées à l’expression, et en donnant pour consigne aux agents de l’État de cesser d’engager ou de menacer d’engager de telles poursuites.
L’organisation demande aussi aux parlementaires tunisiens de réformer en toute priorité les textes législatifs qui érigent en infraction ou limitent de toute autre manière l’expression légitime, comme le Code des télécommunications et le Code pénal, et de faire en sorte que la diffamation soit traitée uniquement comme une question de droit civil.
Une intolérance croissante à la critique
Ces dernières années, les autorités tunisiennes se sont montrées de moins en moins tolérantes à l’égard des personnes qui critiquent les agents ou les institutions de l’État. Elles ont engagé de plus en plus de poursuites contre des blogueurs et blogueuses et des utilisateurs et utilisatrices de Facebook pour des propos jugés « insultants » ou « irrespectueux ».
Depuis deux ans, il est de plus en plus courant que le ministère de l’Intérieur, des syndicats représentant les forces de sécurité et des membres des autorités locales menacent de saisir la justice, parfois en réponse à des critiques du comportement de la police ou à des campagnes réclamant l’obligation de rendre des comptes.
Au lieu d’essayer de museler la critique, les autorités tunisiennes feraient mieux de défendre le droit de toute personne de s’exprimer librement et en toute sécurité sans avoir à craindre de représailles.
Amna Guellali, Amnesty International
Le 18 octobre 2019, le ministère de l’Intérieur a publié une déclaration dans laquelle il annonçait qu’il introduirait « une action en justice contre toutes les personnes ayant intentionnellement offensé, mis en doute ou accusé faussement ses services ». Dans la même déclaration, il a indiqué : « Des déclarations récentes et répétées provenant de diverses personnes liées à certains site Internet et aux médias sont considérées comme dangereuses et pourraient mettre en péril l’institution en charge de la sécurité. »
Durant le seul mois d’octobre 2020, au moins cinq militant·e·s ont été convoqués pour enquête pour avoir critiqué les forces de sécurité en ligne dans le contexte d’une campagne contre un projet de loi instaurant l’impunité.
Selon les recherches menées par Amnesty International, les dispositions qui sont le plus souvent utilisées pour poursuivre des personnes pour l’expression de leurs opinions en ligne sont issues du Code pénal tunisien, du Code des télécommunications et du Décret-loi n° 115 relatif à la liberté de la presse.
Par exemple, le 7 octobre 2020, Myriam Bribri, qui milite contre l’impunité, a été convoquée par la police judiciaire de Sfax après avoir critiqué la police sur Facebook. Elle a été interrogée le lendemain en lien avec une plainte du secrétaire général du Syndicat des forces de sécurité de Sfax l’accusant d’avoir « insulté la police ».
Le droit international relatif aux droits humains ne considère pas l’« insulte » comme une infraction légitime et estime que les propos de ce type doivent être protégés par la liberté d’expression.
Myriam Bribri a été arrêtée et placée en détention avant d’être transférée le jour même au tribunal, où elle a été inculpée en vertu de l’article 86 du Code des télécommunications, qui prévoit une peine pouvant aller jusqu’à deux ans de prison pour toute personne faisant un usage des réseaux de télécommunication qui « sciemment nuit aux tiers ou perturbe leur quiétude ». Elle a déclaré avoir dû attendre au moins deux heures au tribunal avant que ses avocats ne soient informés que son procès commencerait l’après-midi même. Le juge a accepté la demande de l’avocat de Myriam de reporter l’audience et l’accusée a été remise en liberté provisoire. Elle doit comparaître de nouveau devant le tribunal le 14 décembre 2020.
De même, le 6 octobre 2020, Imed Ben Khoud, militant de la société civile de Kairouan, a partagé une caricature réalisée par un dessinateur anonyme sur Facebook, sur laquelle les policiers étaient représentés sous la forme de chiens et le ministère de l’Intérieur tunisien sous la forme d’une niche. Le 12 octobre, il a été arrêté par la Garde nationale et interrogé en lien avec des charges similaires en vertu du Code des télécommunications. Il a été remis en liberté le jour même sans avoir été inculpé, mais l’enquête est toujours ouverte.
Nous appelons les autorités législatives à placer au rang de leurs priorités la réforme de toutes les lois largement dépassées et excessivement vagues qui permettent la répression, afin d’éviter un nouveau retour en arrière et de respecter pleinement l’obligation de la Tunisie de garantir le droit à la liberté d’expression.
Amna Guellali, Amnesty International
Des membres des autorités locales ont aussi utilisé des dispositions du Code pénal pour poursuivre des personnes qui les avaient critiquées, comme le blogueur Anis Mabrouki. Le 13 avril, cet homme a publié sur sa page Facebook une vidéo montrant une foule rassemblée devant la mairie fermée de Tébourba (une ville située à 30 kilomètres de la capitale, Tunis) pour réclamer l’aide financière promise par le gouvernement dans le contexte du confinement lié au COVID-19. Il a critiqué le mépris des autorités locales pour les gens dans le besoin et a accusé le maire de ne pas avoir correctement géré la distribution de l’aide. Le lendemain, il a reçu des autorités une lettre de convocation après que le maire eut porté plainte contre lui. Le 15 avril, Anis Mabrouki a été inculpé de s’être « rendu coupable de bruit ou tapage de nature à troubler la tranquillité des habitants » et d’avoir « imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité », en vertu des articles 316 et 128 du Code pénal. Il a été arrêté et placé en détention provisoire pendant deux semaines, avant d’être acquitté par le tribunal de première instance de Manouba le 30 avril.
La campagne d’Amnesty International appelle les autorités tunisiennes à cesser de poursuivre des personnes n’ayant fait qu’exercer leur droit légitime à la liberté d’expression pacifique et leur demande de réformer les lois qui menacent la liberté d’expression en Tunisie.