L’Éthiopie doit mettre fin à la culture de l’impunité afin de rompre avec des décennies de violations des droits humains

Tamara Dawit a grandi dans une famille qui adorait raconter des histoires ; pourtant, il y a quelqu’un dont ils ne parlaient jamais. Tamara avait une trentaine d’années lorsqu’elle a vu pour la première fois une photo de sa tante Sally, « disparue » 40 ans auparavant, durant l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’Éthiopie.

De nombreux Éthiopiens semblent préférer l’oubli au souvenir.

Tamara Dawit

« De nombreux Éthiopiens semblent préférer l’oubli au souvenir », a déclaré Tamara.

La jeune femme, déterminée à découvrir la vérité sur le sort réservé à sa tante, a raconté sa quête dans un film, Finding Sally.

Ce film met l’accent sur la perte vécue par cette famille éthiopienne, une perte qui les a affectés toute leur vie durant. Sally a 23 ans lorsqu’elle disparaît au lendemain de la révolution de 1974. Le gouvernement impérial éthiopien est renversé et remplacé par le Dergue, qui a dirigé l’Éthiopie d’une main de fer jusqu’à sa chute en 1991.

Amnesty International a recueilli des informations sur les violences politiques et les violations des droits humains qui ont eu lieu à cette époque. En 1977, et particulièrement en 1978, elle a recensé une longue liste d’atteintes aux droits humains – exécutions extrajudiciaires de masse, détentions politiques, disparitions forcées et torture – commises pendant la période connue en Éthiopie sous le nom de qey shebir, ou Terreur rouge.

Les rapports d’Amnesty de l’époque révèlent que le Dergue a ordonné aux leaders armés des gardiens de la révolution d’« exterminer les contre-révolutionnaires » fin 1976. En février 1977, le lieutenant-colonel Mengistu Haile-Mariam, à la tête du Dergue, a ordonné que la révolution passe « de la défensive à l’offensive » et brandisse le sabre révolutionnaire pour « débarrasser la ville des contre-révolutionnaires ».

Lors de rassemblements de masse, les leaders du Dergue ont enjoint à des escadrons de défense de liquider toutes les personnes s’opposant à la révolution. Tout au long de la campagne de la Terreur rouge, plusieurs milliers de personnes, pour la plupart des écoliers, des étudiants universitaires et de jeunes intellectuels soupçonnés de s’opposer au Dergue, ont été massacrés dans les rues et dans les prisons.

Lors de rassemblements de masse, les leaders du Dergue ont enjoint à des escadrons de défense de liquider toutes les personnes s’opposant à la révolution. Tout au long de la campagne de la Terreur rouge, plusieurs milliers de personnes, pour la plupart des écoliers, des étudiants universitaires et de jeunes intellectuels soupçonnés de s’opposer au Dergue, ont été massacrés dans les rues et dans les prisons à Addis-Abeba et d’autres villes du centre du pays. Des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées et torturées. Chaque jour, les cadavres étaient exposés en public, souvent mutilés, des pancartes accusatrices accrochées au cou. Les familles ont reçu l’ordre de payer les balles qui avaient servi à tuer leurs proches.

« Le Dergue s’est proclamé gardien de la révolution, s’accaparant rapidement la dynamique des jeunes dont l’énergie avait permis le soulèvement », explique Tamara. La famille de Tamara n’a jamais revu Sally.

Toutefois, les violations des droits humains n’ont pas pris fin avec la chute du Dergue en 1991. Le Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE), qui lui a succédé en 1991, s’est lui aussi livré à de graves violations, telles que des détentions arbitraires, des actes de torture, des viols et des disparitions forcées.

L’histoire semblant se répéter, la jeunesse éthiopienne s’est soulevée contre la répression systémique des droits humains et la marginalisation économique et politique. Les jeunes sont descendus dans les rues et ont manifesté en grand nombre et sans relâche, jusqu’à obtenir un changement de gouvernement, début 2018.

L’histoire semblant se répéter, la jeunesse éthiopienne s’est soulevée contre la répression systémique des droits humains et la marginalisation économique et politique. Les jeunes sont descendus dans les rues et ont manifesté en grand nombre et sans relâche, jusqu’à obtenir un changement de gouvernement, début 2018. Cela a ouvert la voie à la nomination du Premier ministre Abiy Ahmed et d’un nouveau gouvernement éthiopien.

Les manifestants débordaient d’espoir, pensant enfin connaître une ère de respect pour les droits humains, de justice et d’obligation de rendre des comptes. Une fois entré en fonctions, le Premier ministre Abiy Ahmed a mis en place des partenariats économiques et politiques avec les chefs d’État de la région et s’est forgé une réputation de pacificateur régional. Toutefois, justice n’a pas encore été rendue en vue de clore le chapitre des violences et des atrocités qu’a connues le pays – lors même que les violences intercommunautaires, la haine et la discrimination augmentent sur fond de clivages ethniques.

Le Premier ministre Abiy Ahmed a mis en place des partenariats économiques et politiques avec les chefs d’État de la région et s’est forgé une réputation de pacificateur régional. Toutefois, justice n’a pas encore été rendue en vue de clore le chapitre des violences et des atrocités qu’a connues le pays – lors même que les violences intercommunautaires, la haine et la discrimination augmentent sur fond de clivages ethniques.

L’Éthiopie n’a pas pris les mesures nécessaires pour en finir avec l’impunité et garantir les droits de toutes les victimes à la vérité, à la justice et à des réparations. Dans les années 1990, le Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE) a traduit en justice des responsables de haut rang du Dergue pour la Terreur rouge, mais ces procès étaient fortement politisés, et certains se sont déroulés par contumace et en vertu d’une loi qui prévoyait la peine de mort. Ils n’ont pas respecté les normes internationales relatives aux droits humains.

Des procès émaillés d’éléments d’iniquité analogues ont refait surface après l’entrée en fonctions du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018, lorsque plus de 60 hauts responsables du gouvernement ont été arrêtés pour des accusations de torture et de corruption. Ces initiatives visant à amener les responsables à rendre des comptes sont positives, mais ternies par le fait que la vaste majorité des crimes et des violations des droits humains restent impunis et que les victimes de graves violations n’ont toujours pas de recours.

Les initiatives destinées à garantir les droits des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations doivent être au cœur des projets visant à prévenir de futurs conflits et atrocités en Éthiopie.

Si la loi prévoyant la création d’une Commission de réconciliation adoptée en février 2019 est une mesure constructive, aucune procédure judiciaire axée sur les victimes n’a encore été mise en œuvre afin de traiter les violations des droits humains commises durant la Terreur rouge ou le régime du FDRPE. Cette loi ne prévoit pas de mandat clair ni de période d’application précise concernant les graves violations des droits humains et les réparations pour les victimes individuelles des violations passées. En outre, sous prétexte de réconciliation, elle balaie l’obligation de rendre des comptes. Les initiatives destinées à garantir les droits des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations doivent être au cœur des projets visant à prévenir de futurs conflits et atrocités en Éthiopie.

Haben Fecadu est responsable de campagne pour la Corne de l’Afrique à Amnesty International.

Cet article a été publié initialement dans Addis Standard.