Égypte. Plus grande vague d’arrestations massives depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al Sissi

Au cours des 12 derniers jours, les autorités égyptiennes ont lancé la plus vaste répression depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al Sissi et arrêté plus de 2 300 personnes, dont au moins 111 mineurs, a déclaré Amnesty International le 2 octobre 2019. Elles ont procédé à de très nombreuses arrestations visant des centaines de manifestants pacifiques et, de manière plus ciblée, des avocats spécialisés dans la défense des droits humains, des journalistes, des militants et des responsables politiques.

La vaste majorité des personnes arrêtées fait l’objet d’investigations dans le cadre d’une seule et même affaire. Si elle est jugée devant les tribunaux, ce sera la plus grande affaire pénale liée aux manifestations de toute l’histoire de l’Égypte.

« Le gouvernement du président Abdel Fattah al Sissi a orchestré cette répression afin d’écraser tout signe de dissidence et de faire taire toutes les voix critiques. Cette vague d’arrestations sans précédent, qui touche aussi de nombreuses personnes n’ayant pas participé aux manifestations, adresse un message clair : tout citoyen considéré comme une menace pour le gouvernement d’Abdel Fattah al Sissi sera neutralisé, a déclaré Najia Bounaim, directrice des campagnes pour l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Participer à une manifestation pacifique n’est pas un crime. La réaction brutale des autorités égyptiennes face aux manifestations pacifiques témoigne d’un mépris total pour les droits humains et notamment pour les droits de manifester pacifiquement et de s’exprimer librement. Elles doivent libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues pour avoir exercé pacifiquement leurs droits aux libertés de réunion et d’expression. »

La réaction brutale des autorités égyptiennes face aux manifestations pacifiques témoigne d'un mépris total pour les droits humains et notamment pour les droits de manifester pacifiquement et de s’exprimer librement.

Najia Bounaim, directrice des campagnes pour l'Afrique du Nord à Amnesty International

Dans le cadre d’une rare remise en cause du président Abdel Fattah al Sissi et de son gouvernement, de petites manifestations ont éclaté dans plusieurs villes d’Égypte à partir du 20 septembre. Les autorités ont voulu empêcher une deuxième série de manifestations le 27 septembre en bouclant des quartiers entiers du centre du Caire et en procédant à des arrestations massives.

Le 26 septembre, dans une déclaration officielle, le parquet égyptien indiquait que « moins de 1 000 personnes » ont été interrogées au sujet de leur participation pacifique aux manifestations. Il a confirmé que les comptes des accusés sur les réseaux sociaux avaient été fouillés pour trouver des preuves d’« incitation à manifester ». Il précisait que les appels à manifester postés sur les réseaux sociaux seraient considérés comme une preuve de l’infraction de « rassemblement non autorisé ».

Des avocats spécialisés dans la défense des droits humains qui travaillent avec des organisations comme le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECESR) et la Commission égyptienne pour les droits et les libertés (ECRF) ont recensé au moins 2 300 arrestations. D’après ces avocats, de très nombreux détenus ont été relâchés sans être interrogés, tandis que d’autres continuent de comparaître devant des procureurs.

Selon l’organisation Belady for Rights and Freedoms, au moins 111 mineurs, âgés de 11 à 17 ans, ont également été arrêtés et plusieurs ont été soumis à des disparitions forcées pendant deux à 10 jours. Au moins 69 sont inculpés entre autres d’« appartenance à une organisation terroriste » et d’« utilisation à mauvais escient des réseaux sociaux », alors que la plupart n’ont même pas de téléphone portable.

Amnesty International a rassemblé des informations sur l’arrestation de cinq mineurs : trois étaient en train d’acheter des fournitures et des uniformes scolaires dans le centre du Caire et deux rentraient chez eux depuis leur école à Suez. Les parents d’Osama Abdallah ne savent toujours pas où se trouve leur fils âgé de 16 ans. Depuis son arrestation le 21 septembre, ils n’ont pas pu lui donner ses médicaments ni informer les autorités qu’il doit être opéré de toute urgence. Amnesty International a pu consulter des copies de son dossier médical.

Elle a également analysé une vidéo montrant des « informateurs » en civil en train de frapper un adolescent de 17 ans et de l’arrêter dans le centre du Caire.

La plupart des mineurs arrêtés n’ont pas été autorisés à contacter leur famille et ont été détenus avec des adultes, en violation des normes internationales.

Des avocats, des journalistes et des responsables politiques pris pour cibles

Amnesty International a recensé 10 cas de journalistes arrêtés – étonnamment la plupart travaillent pour des médias progouvernementaux – notamment à Suez et à Mahalla, et 25 arrestations au moins de responsables politiques et de professeurs d’université de quatre partis différents. Parmi eux figurent Khaled Dawoud, journaliste et ancien chef du parti libéral Dostour, et Hassan Nefea et Hazem Hosny, professeurs de sciences politiques. Au moins 10 d’entre eux font l’objet d’investigations pour des infractions « liées au terrorisme ».

Coup dur porté aux droits des accusés de bénéficier d’une défense, des avocats ont également été visés par les arrestations : quatre au moins alors qu’ils faisaient leur travail et 16 au total.

Le 29 septembre, Mohammed el Baqer, avocat spécialisé dans la défense des droits humains et directeur de l’Adalah Center for Rights and Freedoms, est entré dans les locaux du service du procureur général de la sûreté de l’État afin de représenter Alaa Abdelfattah, un militant placé en détention. Il s’est fait arrêter pour les mêmes accusations absurdes que son client, notamment « appartenance à une organisation interdite » et « diffusion de fausses informations ». Le procureur l’a interrogé au sujet du travail de son organisation et n’a présenté aucun élément de preuve contre lui, à l’exception d’un rapport d’enquête de l’Agence de sécurité nationale, que ni l’accusé ni son avocat n’ont pu examiner.

Amnesty International considère Mohammed el Baqer comme un prisonnier d’opinion détenu uniquement parce qu’il défend des victimes d’atteintes aux droits humains et réclame sa libération immédiate et inconditionnelle.

« L’ampleur et le caractère arbitraire des arrestations indiquent à quel point les autorités égyptiennes se sentent désarçonnées à la perspective de nouvelles manifestations, a déclaré Najia Bounaim.

« Des citoyens de tous horizons sont pris pour cibles. Les avocats, les responsables politiques et les journalistes notamment doivent pouvoir faire leur travail librement et exprimer leurs opinions sans crainte de représailles. »

L’ampleur et le caractère arbitraire des arrestations indiquent à quel point les autorités égyptiennes se sentent désarçonnées à la perspective de nouvelles manifestations.

Najia Bounaim

Au moins sept étrangers ont aussi été arrêtés et contraints d’« avouer » devant des caméras qu’ils conspiraient contre l’Égypte. Les vidéos ont été diffusées sur une chaîne de télévision privée. Amnesty International craint qu’ils n’aient été contraints par la force à s’accuser eux-mêmes.

Des anciens prisonniers de nouveau arrêtés

Il est particulièrement injuste et illégal que d’anciens prisonniers soumis à des mesures de mise à l’épreuve soient de nouveau arrêtés – alors que certains n’ont rien à voir avec les manifestations.

Les forces de sécurité ont ainsi appréhendé Alaa Abed El Fattah, militant politique et ingénieur informatique qui s’est fait connaître lors du soulèvement de 2011, alors qu’il s’était rendu le 29 septembre au poste de police de Dokki dans le cadre de sa mise à l’épreuve. Il avait déjà purgé une peine inique de cinq ans de prison pour avoir participé à une manifestation pacifique en 2013. Après sa libération en mars 2019, les conditions de sa mise à l’épreuve lui imposaient de passer 12 heures chaque nuit au poste pendant cinq ans. Alors qu’il était enfermé au moment des manifestations, il a été placé en détention pour diffusion de fausses informations et appartenance à une organisation illégale.

De même, Mohammed Ibrahim, fondateur du célèbre blog « Oxygen Egypt », a de nouveau été arrêté pour avoir posté des vidéos sur les dernières manifestations le 21 septembre, pendant qu’il se trouvait dans un poste de police du Caire dans le cadre de sa mise à l’épreuve.

Amnesty International invite les autorités égyptiennes à cesser de recourir aux mesures de mise à l’épreuve contre les militants pacifiques pour les punir d’exercer leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique.

Des arrestations et des fouilles aléatoires

En vue d’empêcher de nouvelles manifestations le 27 septembre, la police a mis en place plusieurs postes de contrôle informels dans le centre du Caire et d’Alexandrie, où des « informateurs » et des policiers en civil arrêtaient des personnes au hasard et leur ordonnaient de remettre leurs téléphones pour examiner leurs comptes sur les réseaux sociaux, ce qui a parfois conduit à leur arrestation. En outre, des perquisitions sans mandat ont eu lieu dans plusieurs domiciles du centre du Caire.

Une personne a été arrêtée uniquement pour avoir téléchargé sur son téléphone une application d’informations connue pour publier des articles critiques à l’égard des pouvoirs publics. Ces fouilles aléatoires constituent une violation flagrante du droit à la vie privée garanti par la Constitution égyptienne, mais aussi par les traités régionaux et internationaux relatifs aux droits humains auxquels l’Égypte est partie.

Des investigations entachées de graves irrégularités

Les recherches d’Amnesty International révèlent de graves lacunes dans les investigations menées sur les personnes arrêtées et un mépris flagrant pour le respect de la procédure.

Les arrestations sont très majoritairement arbitraires, car elles se fondent sur l’acte de manifester pacifiquement ou de participer à des appels à manifester. Les accusations portées à l’encontre des détenus découlent de l’exercice pacifique de leurs droits de se réunir et s’appuient sur des lois archaïques relatives aux rassemblements, qui criminalisent les rassemblements non autorisés, ou sur des dispositions du Code pénal qui érigent en infraction l’expression légitime.

Selon le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECESR), au moins 2 285 citoyens sont maintenus en détention dans l’attente des conclusions de l’enquête, dans le cadre de six affaires distinctes. L’immense majorité, soit 2 268, sont accusés dans le cadre de l’affaire n° 1338/2019 et sont inculpés d’« assistance à un groupe terroriste », de « diffusion de fausses informations », d’« utilisation à mauvais escient des réseaux sociaux » et de « participation à des manifestations non autorisées ». Leur maintien en détention dans l’attente des conclusions de l’enquête a été ordonné sans tenir compte de leur situation individuelle.

Beaucoup ont été envoyés au départ dans des camps des Forces centrales de sécurité et n’ont pas été autorisés à contacter leur famille ni un avocat. Les autorités refusent de révéler officiellement où se trouvent la plupart d’entre eux.

Ils ont souvent été détenus plusieurs jours avant d’être enfin interrogés, en l’absence d’un avocat, ce qui bafoue leurs droits. Dans plusieurs affaires, de grands groupes ont été interrogés en même temps : des centaines d’accusés sont ainsi visés par les mêmes chefs d’inculpation et leur détention provisoire collective a été ordonnée au même moment. Ces pratiques piétinent les lois de l’Égypte et ses obligations et engagements internationaux en matière de droits humains.

Au lieu de perdre leur temps à tenter de dissimuler des violations des droits humains en attaquant les organisations qui dénoncent ces violations, les autorités égyptiennes devraient s’attacher à mettre un terme à la vague d’arrestations arbitraires et à libérer tous ceux qui sont détenus pour avoir exercé pacifiquement leurs droits à la liberté d’expression et de réunion.

Najia Bounaim

Amnesty International engage les autorités à dévoiler où se trouvent toutes les personnes actuellement détenues et à leur permettre de communiquer avec leurs avocats et leurs familles, et de bénéficier de soins médicaux le cas échéant.

Réaction négative à l’égard des organisations de défense des droits humains

Depuis le début des manifestations, le président, le parquet, l’Organisme général de l’Information et des médias progouvernementaux s’efforcent de discréditer les manifestants et les militants politiques en leur collant l’étiquette d’« islamistes » ou de « terroristes ».

Ils dénoncent les déclarations faites par des organisations de défense des droits humains égyptiennes ou internationales, dont Amnesty International, les qualifiant de « politisées » et niant toute violation des droits de centaines d’Égyptiens. Le Centre El Nadeem pour la réadaptation des victimes de violences a pourtant déclaré avoir été harcelé par les forces de sécurité la semaine dernière.

« Au lieu de perdre leur temps à tenter de dissimuler des violations des droits humains en attaquant les organisations qui dénoncent ces violations, les autorités égyptiennes devraient s’attacher à mettre un terme à la vague d’arrestations arbitraires et à libérer tous ceux qui sont détenus pour avoir exercé pacifiquement leurs droits à la liberté d’expression et de réunion », a déclaré Najia Bounaim.