Quinze années de militantisme LGBTI au Liban :‎ exister face à l’oppression

À Beyrouth, le soleil brillait au-dessus des groupes qui manifestaient contre la campagne militaire américano-britannique contre l’Irak en 2003.‎ Jeunes et enthousiastes, militantes et militants étudiants, nous étions rassemblés devant le siège de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO), dans le centre-ville. Nous étions au coin d’une rue et nous tentions d’éviter une foule qui voulait la victoire du dictateur irakien Saddam Hussein, et une autre qui acclamait l’avènement d’une guerre sainte où l’islam triompherait du christianisme.

Tout à coup, nous avons vu apparaître, au loin, un groupe de jeunes qui se dirigeaient calmement et naturellement vers nous. Ils brandissaient un drapeau arc-en-ciel. ‎C’était l’une des premières fois (sinon la toute première) que le drapeau arc-en-ciel apparaissait dans un contexte public et militant à Beyrouth. Comme il avait été créé par le mouvement américain de défense des droits des homosexuels dans les années 1970, la foule qui manifestait à l’époque à Beyrouth ne savait pas ce qu’il représentait, ce qui a protégé celles et ceux qui le portaient. ‎Les jeunes sont arrivés, se sont mis à nos côtés et, tous ensemble, nous avons crié : « Non à la guerre – non aux dictatures ! »

Depuis des années, je repense à cette scène. Le drapeau n’avait pas été brandi pour réclamer uniquement des libertés individuelles, mais pour lutter contre toutes les formes d’injustice.

L’année suivante, Helem, la première organisation de défense des droits des personnes LGBTI au Liban, était créée. Elle a été officiellement enregistrée auprès du ministère de l’Intérieur en septembre 2004. Depuis cette année-là, il y a près de 15 ans, le 17 mai au Liban n’est pas un jour comme les autres.‎

Le 17 mai est la Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, au cours de laquelle les organisations LGBTI se mobilisent et proposent des événements destinés à rassembler les personnes LGBTI et leurs sympathisants, à rendre hommage à ces personnes, et à rappeler qu’elles existent et qu’elles ont des droits.

Ces deux dernières années, cependant, la sécurité d’État a intensifié la répression exercée à cette occasion en annulant des événements sous divers prétextes, le plus fréquemment invoqué étant d’« assurer la protection du public, des groupes religieux radicaux menaçant d’attaquer en cas de maintien de l’événement ». Les responsables de la sécurité font donc le choix de soutenir des groupes hostiles qui menacent de commettre des violences, en réprimant la liberté d’expression des groupes qui souhaitent célébrer cette journée de façon pacifique. Au lieu de demander des comptes aux auteurs des menaces, les forces de sécurité considèrent que le risque est établi et imposent l’interdiction.‎

Toutefois, la répression n’est pas apparue ces dernières années. La visibilité croissante des activités militantes s’accompagne d’une vulnérabilité accrue à la répression. Selon les militant.e.s et les organisations qui défendent les droits des personnes LGBTI, il n’y a pratiquement pas eu un jour, ces 15 dernières années, sans qu’ait lieu une descente de police, ou une violation des droits fondamentaux de personnes via des arrestations, des sanctions, ainsi que des restrictions à l’exercice des droits à la vie privée et à la protection contre la torture et les traitements dégradants.

Avant le début du militantisme LGBTI local, l’hostilité contre l’homosexualité, alimentée principalement par des justifications morales, socioculturelles et religieuses, était bien établie. Les médias parlaient des personnes LGBTI, mais ne s’adressaient jamais à elles. Avant l’avènement des réseaux sociaux, si une personne LGBTI était invitée à s’exprimer à la télévision, sa voix était modifiée et son visage dissimulé, car elle risquait d’être agressée si son identité était connue.

Helem a été le résultat du développement des activités militantes locales, qui avaient lieu la plupart du temps dans la clandestinité, dans des salons de discussion fermés et des espaces semi-privés, où les nouveaux venus, pour être acceptés, devaient être parrainés par deux membres. Ces salons et espaces de discussion ont permis aux gens de se rassembler pour échanger sur leurs parcours respectifs, réfléchir à ce qu’ils pouvaient faire pour changer les choses et trouver un soutien amical dans un environnement extérieur hostile.

À l’époque, la principale revendication était l’abrogation de l’article 534 du Code pénal libanais, qui punit « tous les rapports sexuels contraires aux lois de la nature » d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 200 000 à un million de livres libanaises (133 à 663 dollars des États-Unis). ‎En raison de cet article, ainsi que d’autres dispositions législatives qui réprimaient le travail du sexe ainsi que la consommation et le trafic de stupéfiants, les personnes LGBTI, déjà vulnérables au sein de leur famille et de la société dans son ensemble, pouvaient également être prises pour cible par l’État.‎

Peu à peu, le militantisme LGBTI au Liban a gagné du terrain. Les personnes qui militaient ont acquis de l’expérience, mené des débats plus constructifs et commencé à créer des organisations. Bien qu’il existe entre elles des divergences et des contradictions, qui ne contribuent pas toujours à l’efficacité de leur action, cette année, une coalition d’organisations appelée Coalition libanaise pour les droits des personnes LGBTIQ a vu le jour, à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie.

Le paysage médiatique a lui aussi commencé à changer : les personnes LGBTI ont commencé à occuper une place dans les débats publics qui avaient lieu à leur sujet depuis plusieurs dizaines d’années, mais auxquels elles ne participaient pas jusqu’ici. Elles ont noué des liens avec des journalistes, qui les ont aidées à faire tomber des barrières religieuses, sociales et politiques et à modifier la façon dont elles étaient représentées dans les médias grand public. Elles sont devenues de plus en plus intégrées dans la société civile au sens large, en coordination ou par le biais d’alliances avec des organisations qui travaillent sur la liberté d’expression, les droits des femmes, le droit à la santé ou d’autres questions liées aux droits

Avec le temps, la population semble s’être habituée à l’existence de personnes LGBTI en son sein, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit plus tolérante à leur égard, ni prête à approuver ou à soutenir leur combat pour leurs droits.

La toute première revendication des militantes et militants LGBTI était d’être protégés. À ce jour, ils n’ont toujours pas obtenu gain de cause, mais ce n’est plus leur seule revendication, ni la principale. Le combat juridique en faveur des droits des personnes LGBTI a permis que des avocats soient présents dans les postes de police et les tribunaux en cas de nécessité, fassent valoir des arguments de principe et obtiennent des jugements constituant des précédents sur lesquels s’appuyer. Grâce à ce combat, des juges ont rendu des jugements courageux fondés sur des bases solides, refusant de réprimer le droit à la vie privée.‎ Ces jugements sont peu nombreux – peut-être moins d’une dizaine – mais ils sont essentiels. Ils invoquent des traités internationaux contraignants auxquels le Liban est partie pour affirmer que l’homosexualité n’est pas une infraction et rejeter par conséquent les peines prévues. Ils s’appuient également sur des références médicales reconnues à l’échelle internationale pour réfuter l’argument selon lequel les rapports sexuels entre personnes de même sexe sont « contre-nature », rendant de ce fait l’article 534 inapplicable.

Ces avancées montrent que militantisme LGBTI, grâce au travail soutenu et courageux accompli ces 15 dernières années, s’est taillé une place au sein de la communauté militante au sens large.

Aujourd’hui, les personnes LGBTI au Liban ont fait la moitié du chemin – leur existence même n’est plus passible de sanctions pénales, mais elles ne peuvent toujours pas exercer leurs droits librement. Il ne fait aucun doute que l’hostilité persiste à l’égard des personnes qui se disent LGBTI ou sont perçues comme telles. Ainsi, des pages de réseaux sociaux réclament des poursuites contre les femmes transgenres et appellent l’État à les arrêter, à les torturer et à les soustraire purement et simplement aux regards. Les programmes télévisés restent discriminatoires à l’égard des personnes LGBTI, et à chaque fois qu’une émission leur est consacrée, de nombreuses personnes et organisations passent des appels téléphoniques et prennent contact pour veiller à ce qu’elle ne soit pas préjudiciable aux personnes LGBTI. Les forces de sécurité continuent à arrêter des militant.e.s et à entraver les activités d’organisations et de particuliers.

En 2018, Helem a signalé que le nombre d’arrestations au titre de l’article 534 avait augmenté – et non baissé.‎ Cette organisation, à elle seule, a suivi 35 arrestations et procès, et plus particulièrement le cas de 27 femmes transgenres et huit hommes gays, dont cinq dans l’armée.‎ La plupart de ces personnes ont été victimes de violations allant d’insultes à des passages à tabac, en passant par des menaces et du harcèlement.‎ Les examens anaux, auxquels l’Ordre des médecins s’est dit publiquement opposé, sont toujours interdits dans les postes de police de Beyrouth, mais restent pratiqués en dehors de la capitale, et la police menace des personnes d’y recourir pour leur extorquer des « aveux ».  La police continue à arrêter arbitrairement des personnes de même sexe qu’elle soupçonne d’avoir des rapports homosexuels parce qu’elles se promènent ensemble dans la rue.‎ Les tribunaux continuent à les juger sur la base d’« aveux » obtenus soit par l’intimidation, soit par de fausses promesses.‎

Ces deux dernières années, les organisations ont de plus reçu l’ordre d’annuler les activités prévues pour la Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie.‎ L’année dernière, des militant.e.s se sont vu interdire d’entrer au Liban. Les films ou les scènes promouvant l’homosexualité ou présentant une personne homosexuelle de manière positive sont censurés et interdits de projection publique.‎

Le chemin à parcourir est encore long, mais les progrès accomplis jusqu’ici sont importants.‎ Les mentalités évoluent, et les lois ne sont pas immuables… Les revendications vont se poursuivre, car les personnes LGBTI sont des résidents et des citoyens de ce pays. En 2003, elles brandissaient leur drapeau pour l’Irak. Depuis lors, elles l’ont déployé à maintes reprises pour défendre le droit à la liberté d’expression, demander que les actes de violence à l’égard des femmes soient érigés en infraction, réclamer justice pour les travailleurs migrants et dénoncer la crise de la mauvaise gestion des déchets…‎ Un jour, d’autres composantes de la société brandiront le drapeau arc-en-ciel pour défendre leurs droits, tout comme les personnes LGBTI ont défendu des causes diverses et variées mises en avant par d’autres composantes de la société.