La première fois que j’ai organisé un entretien avec le défenseur de l’environnement Julián Carrillo, j’ai voulu lui rendre visite chez lui, dans la communauté rarámuri de Coloradas de la Virgen, dans la Sierra Tarahumara, dans l’État de Chihuahua. Mais plusieurs personnes et organisations m’ont dit que si j’allais là-bas, les « méchants » (le crime organisé) ne me laisseraient pas passer, et que si j’arrivais malgré tout à m’y rendre, ma vie et celle des membres de la communauté seraient alors en danger.
L’autre solution, c’était donc de se rencontrer ailleurs dans la Sierra. Pour arriver à l’endroit indiqué, il m’a fallu emprunter en voiture une route solitaire et sinueuse qui m’a permis pour la première fois d’apprécier la beauté de la Sierra Tarahumara. Julián a quant à lui dû marcher toute une journée et prendre l’avion.
Nous avons pris ensemble le petit déjeuner et nous sommes allés dans un endroit sûr aux abords de la ville. On ne pouvait pas trouver mieux comme endroit : on dominait la Sierra Tarahumara et on pouvait voir les ravins, les routes qu’ont ouvertes les populations indigènes pour pouvoir se déplacer dans cette région, et au loin la rivière Urique.
Julián m’a expliqué qu’il défendait ce territoire depuis 1992, quand la communauté l’a choisi pour être le commissaire de police de Coloradas, c’est-à-dire pour être le responsable au sein de la communauté de la sécurité de ce territoire. Ensuite, il a été choisi pour être « président des biens communaux » (presidente de bienes comunes) pendant presque 10 ans. Il était chargé de s’occuper du territoire, de l’eau, de la forêt et de la vie sauvage.
En 2007, il a compris que leur territoire était en danger parce que le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles avait approuvé des permis pour des opérations d’exploration dans la forêt. Julián et d’autres membres de la communauté indigène rarámuri ont uni leurs voix pour demander aux tribunaux d’annuler ces permis. Leurs arguments étaient très clairs : ces opérations allaient de toute évidence avoir des répercussions sur l’environnement, et les communautés indigènes concernées n’avaient pas été consultées.
Pendant plus de 15 ans, Julián s’est battu pour défendre le territoire de sa communauté et, à cause de cela, il a reçu de nombreuses menaces de mort et au cours des trois dernières années, cinq de ses proches ont été tués. Le jour où nous nous sommes rencontrés, il m’a dit avec beaucoup de tristesse qu’il était arrivé la même chose à d’autres dirigeants de communautés.
Pendant plus de 15 ans, Julián s’est battu pour défendre le territoire de sa communauté et, à cause de cela, il a reçu de nombreuses menaces de mort et au cours des trois dernières années, cinq de ses proches ont été tués. Le jour où nous nous sommes rencontrés, il m’a dit avec beaucoup de tristesse qu’il était arrivé la même chose à d’autres dirigeants de communautés.
Rodrigo Sales, chercheur à Amnesty International
Julián a aussi admis que le fait de continuer à vivre à Coloradas lui faisait peur, et que pendant un temps il avait pour la première fois quitté la communauté parce que les menaces s’étaient intensifiées. En juillet, alors qu’il était déplacé et vivait à Sinaloa, une personne de la communauté lui a dit que les « méchants » étaient toujours à sa recherche ; ils ont dit qu’ils allaient lui « couper la bouche » pour avoir dénoncé les violences commises à Coloradas.
En raison des risques encourus par Julián et sa communauté, le mécanisme fédéral chargé de la protection des défenseurs et des journalistes a accordé des mesures spécifiques en 2014 pour assurer sa protection et celle de trois autres membres de la communauté et de deux membres de l’organisation Alianza Sierra Madre AC, qui leur fournissaient un accompagnement et une assistance juridique.
On leur a donné un téléphone satellitaire, parce que le signal du téléphone ordinaire ne passe pas dans leur communauté, et accordé une escorte policière pour les déplacements nécessitant de quitter la communauté. Or, Julián m’a expliqué que souvent, le téléphone satellitaire ne fonctionne pas, et que les policiers lui ont dit qu’ils craignaient pour leur propre sécurité car, selon eux, la communauté est un endroit très dangereux.
J’ai ensuite de nouveau rencontré Julián deux mois plus tard, pendant une réunion avec des membres de Coloradas, dans une ville des environs. Ils venaient d’apprendre que le ministère de l’Économie avait accordé une concession minière sur une partie de leur territoire. Julián a de nouveau pris la parole, exprimant cette fois ses préoccupations au sujet des problèmes que cela allait créer. Il nous a mis en garde contre les répercussions de cette décision sur la vie des personnes et sur la forêt, et prédit une augmentation du nombre de morts.
Quand j’ai dit au revoir à Julián, je pensais que j’allais bientôt le revoir à Coloradas de la Virgen. Mais deux semaines après, j’ai appris que Julián avait été tué. Je me suis senti frustré et impuissant ; on savait depuis longtemps qu’il allait être tué, et il est évident que l’État, qui était informé des risques auxquels il était exposé, n’a pas pris les mesures nécessaires pour qu’il reste en vie.
Julián n’est pas la seule personne qui a perdu la vie au Mexique en raison de ses activités de protection du territoire et de l’environnement. En septembre 2018, le Mécanisme mexicain de protection des défenseurs et des journalistes a indiqué qu’à cette date et depuis le début de l’année, 16 défenseurs avaient été tués. Par ailleurs, le Mécanisme est confronté à une grave crise financière qui pourrait mettre en danger les 702 personnes qui reçoivent actuellement une protection.
Le Mexique doit immédiatement prendre les mesures nécessaires pour surmonter les causes structurelles des menaces, des assassinats et des attaques subis par la communauté de Coloradas de la Virgen. Il doit aussi redoubler d’efforts pour mettre en place un mécanisme national de protection efficace, s’appuyant sur des politiques publiques exhaustives, pour que de semblables tragédies ne se répètent plus.
Julián m’a appris que la peur ne doit pas nous empêcher de nous battre pour défendre notre planète. À chaque fois qu’un·e défenseur·e de la forêt est tué·e, nous perdons aussi un millier d’arbres.
Dans le contexte actuel de crise climatique et de l’environnement, nous devons empêcher que soient tués ces défenseurs, et avec eux nos forêts. Nous demandons justice pour Julián et une protection pour tous les défenseurs des droits humains.
Julián m’a appris que la peur ne doit pas nous empêcher de nous battre pour défendre notre planète. À chaque fois qu’un·e défenseur·e de la forêt est tué·e, nous perdons aussi un millier d’arbres.
Rodrigo Sales, chercheur à Amnesty International