Japon. Il faut enquêter sur le don de la brasserie Kirin à l’armée du Myanmar sur fond de nettoyage ethnique visant les Rohingyas

  • La brasserie japonaise a reconnu que sa filiale avait fait trois dons au moment des récentes violences qui ont secoué l’État d’Arakan.
  • Un officier de l’armée a été filmé en train de recevoir les dons qui, selon lui, étaient destinés aux forces de sécurité.
  • Kirin reconnaît qu’elle ignore à quoi ont servi ces dons.

Les autorités japonaises doivent ouvrir une enquête sur les versements qu’une filiale de la multinationale Kirin, géant brassicole, a effectués au bénéfice de l’armée et des autorités du Myanmar en pleine campagne de nettoyage ethnique contre les Rohingyas fin 2017, a déclaré Amnesty International le 14 juin 2018.

Dans ses courriers échangés avec Amnesty International (notamment une note de clarification envoyée le 13 juin), la Kirin Holdings Company, Inc. a déclaré que sa filiale Myanmar Brewery a effectué trois dons pour un total de 30 000 dollars américains (environ 25 000 euros) aux autorités du Myanmar entre le 1er septembre et le 3 octobre 2017.

Selon Kirin, les versements étaient destinés à aider les victimes des violences. Toutefois, selon les informations dont dispose Amnesty International, le premier don a été remis par le personnel de Myanmar Brewery au commandant en chef des armées du Myanmar, le général Min Aung Hlaing lors d’une cérémonie télévisée dans la capitale Nay Pyi Taw, le 1er septembre 2017 – ces informations figurent sur la page Facebook du général. Kirin a par la suite confirmé qu’un don de 6 000 dollars (environ 5 000 euros) a été effectué à cette date. Min Aung Hlaing a déclaré que les dons iraient en partie « aux membres des forces de sécurité et au personnel du service d’État » déployés dans l’État d’Arakan.

« Cela dépasse l’entendement qu’un investisseur international puisse faire des dons à l’armée du Myanmar au moment où ses forces procèdent au nettoyage ethnique de la population rohingya dans le nord de l’État d’Arakan, a déclaré Seema Joshi, responsable de l’équipe Entreprises et droits humains à Amnesty International.

Cela dépasse l'entendement qu'un investisseur international puisse faire des dons à l'armée du Myanmar au moment où ses forces procèdent au nettoyage ethnique de la population rohingya dans le nord de l'État d'Arakan.

Seema Joshi, responsable de l'équipe Entreprises et droits humains à Amnesty International

« Tout d’abord parce que les fonds risquaient de financer les opérations des unités militaires impliquées dans des crimes contre l’humanité ; ensuite parce que le fait d’apparaître lors d’une cérémonie de remise de dons aux côtés des plus hauts gradés de l’armée birmane revenait à faire savoir que Myanmar Brewery appuyait les actions de l’armée contre la population rohingya.

« Le Japon a la responsabilité de veiller à ce que ses entreprises ne contribuent pas à des violations des droits humains, où qu’elles implantent leurs activités. Il doit donc enquêter sans délai sur ces dons contestables. »

Les investissements de Kirin au Myanmar

En 2015, Kirin a racheté 55 % des parts de Myanmar Brewery, la première brasserie du pays, pour la somme de 476 millions d’euros. Le reste est détenu par un puissant consortium d’entreprises appartenant à des militaires en exercice ou à la retraite, The Union of Myanmar Economic Holdings Limited (UMEHL), aussi appelé Myanmar Economic Holdings Limited. Le 29 août 2017, le gouvernement du Myanmar a accordé à Kirin l’autorisation d’investir 3,6 millions d’euros et ainsi d’obtenir 51 % des parts de Mandalay Brewery, dans le cadre d’une co-entreprise distincte avec l’UMEHL. Grâce à ces investissements, Kirin assure contrôler 80 % du marché de la bière en plein essor au Myanmar.

Kirin est un brasseur international majeur qui, outre ses propres marques, détient l’entreprise de boissons Lion en Australie et Nouvelle-Zélande, ainsi que 48,6 % des parts de San Miguel, aux Philippines.

Les dons ont été effectués à un moment où les médias dans le monde croulaient sous les informations faisant état d’atrocités commises par les forces de sécurité du Myanmar contre des hommes, des femmes et des enfants rohingyas, qui fuyaient déjà par dizaines de milliers vers le Bangladesh voisin.

Le 11 septembre 2017, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a comparé l’opération visant les Rohingyas à un « exemple classique de nettoyage ethnique », tandis que les recherches poussées d’Amnesty International permettaient d’établir que les actions de l’armée birmane s’apparentaient à des crimes contre l’humanité. Ces événements ont été relayés dans le monde entier, ce qui n’a pas empêché Kirin de faire de nouveaux dons aux autorités de l’État d’Arakan les 23 septembre et 3 octobre 2017, a révélé l’entreprise.

Les éléments de preuve disponibles en libre accès balaient les motifs « humanitaires »

Dans une lettre adressée en avril 2018 à Amnesty International, Kirin affirme que ces trois dons – deux contributions financières et un don en nature sous forme de riz et d’huile – ont été accordés au gouvernement de l’État d’Arakan en réponse à une demande d’aide humanitaire pour les victimes des violences. Kirin assure qu’ils n’ont pas été faits à l’armée, ce que contredisent les éléments de preuve disponibles en libre accès, notamment les déclarations postées en ligne par le commandant en chef des armées du Myanmar, le général Min Aung Hlaing.

Le Service de vérification numérique d’Amnesty International a analysé et vérifié des vidéos postées sur son compte Facebook. Sur l’une des séquences, on peut voir le général et d’autres officiers en uniforme recevoir les dons de représentants de diverses entreprises birmanes, lors d’une cérémonie officielle le 1er septembre.

Cette cérémonie a eu lieu une semaine après le début de la dernière crise dans l’État d’Arakan, lorsque l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), un groupe armé, a mené une série d’attaques le 25 août 2017. Amnesty International et d’autres organisations ont montré en détail comment la réponse de l’armée du Myanmar a été marquée par des homicides, des viols et d’autres violences sexuelles, des actes de torture, des villages incendiésdes tactiques destinées à affamer et des violations des droits humains qui constituent des crimes contre l’humanité au regard du droit international. Plus de 702 000 Rohingyas ont été contraints de fuir au Bangladesh, où ils demeurent réfugiés.

Dans son allocution télévisée le 1er septembre 2017, Min Aung Hlaing a justifié les opérations militaires et déclaré que les dons des entreprises étaient des « dons en cash destinés aux membres des forces de sécurité et au personnel du service d’État qui ont risqué leur vie en assumant la défense nationale et leur mission de sécurité, ainsi qu’aux habitants qui ont dû fuir leurs foyers en raison des attaques de l’ARSA ».

Les dons des co-entreprises

À la connaissance d’Amnesty International, le général n’a pas fait de déclarations publiques sur les autres dons que Kirin a reconnus.

Il a toutefois publié des commentaires sur Facebook le 11 septembre au sujet d’une autre cérémonie, au cours de laquelle l’UMEHL et 18 de ses co-entreprises ont donné à l’armée la somme de 16 000 euros. Kirin n’a pas mentionné son éventuelle contribution lors de cette cérémonie.

Selon Min Aung Hlaing, ces dons étaient destinés aux « forces de sécurité et au personnel départemental remplissant des fonctions de défense d’État et de sécurité au péril de leur vie dans l’État d’Arakan et aux habitants qui ont fui leur lieu de naissance du fait des attaques terroristes de l’ARSA […] et destinés à construire une clôture dans la zone frontalière ».

Quelques jours auparavant seulement, Amnesty International et des médias relataient que les forces de sécurité du Myanmar utilisaient des mines terrestres interdites par le droit international le long de la clôture frontalière. Le gouvernement du Bangladesh a porté plainte contre les autorités du Myanmar pour leur usage.

Aucun document papier fourni

Selon Kirin, Myanmar Brewery « n’a jamais fait de dons dans l’intention de soutenir les opérations militaires dans l’État d’Arakan ou ailleurs, ni directement ni par l’intermédiaire de l’UMEHL ».

Kirin a ajouté qu’aux termes de son partenariat avec l’UMEHL, une clause « interdit explicitement l’utilisation des fonds de Myanmar Brewery à des fins militaires ». L’entreprise n’a pas fourni d’éléments indiquant qu’elle a mené des vérifications afin de s’assurer que l’UMEHL a respecté cette clause. Poussée dans ses retranchements, Kirin a répondu que les termes de cet accord sont confidentiels. En outre, il n’est pas certain que les dons de cette nature entreraient dans le cadre de l’accord de co-entreprise entre Kirin et l’UMEHL.

D’après Kirin, l’UMEHL a fait une demande de dons et l’a plus tard informée que la somme avait été versée directement sur un compte bancaire appartenant au gouvernement de l’État d’Arakan. Mais l’entreprise n’a pas fourni d’éléments attestant de ces versements bancaires et n’a pas pu confirmer l’usage final de cet argent, reconnaissant : « Nous n’avons pas suffisamment creusé pour savoir à quel service il incomberait finalement de le faire. »

Si le gouvernement de l’État d’Arakan, et non l’armée, était le bénéficiaire des dons, cela soulève malgré tout de sérieuses préoccupations en termes de droits humains. En effet, Amnesty International a conclu à sa responsabilité dans la mise en place et le maintien d’une situation d’apartheid pour les Rohingyas – un crime contre l’humanité.

« En faisant des dons à l’armée ou au gouvernement de l’État d’Arakan, Myanmar Brewery risquait d’aggraver la situation des droits humains pour les Rohingyas et d’autres groupes ethniques en butte depuis fort longtemps à la discrimination. Nous déplorons vivement que l’entreprise ne puisse pas rendre des comptes sur l’utilisation finale de ces fonds », a déclaré Seema Joshi.

Responsabilité des entreprises

Aux termes des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, Kirin a la responsabilité de respecter les droits humains. Au titre de cette norme reconnue au niveau international, les entreprises comme Kirin ont l’obligation de respecter tous les droits humains, où qu’elles opèrent.

Afin de s’en acquitter, elles doivent veiller à ce que leurs activités ne donnent lieu ni ne contribuent à des violations des droits humains. Les entreprises doivent identifier et évaluer leur impact potentiel et réel sur les droits humains en mettant en œuvre le devoir de diligence fondé sur les risques.

Selon les informations fournies à Amnesty International dans ses courriers, Kirin n’a pas pris de telles mesures et a ainsi risqué de contribuer à des atteintes aux droits humains au Myanmar, en versant des dons aux autorités et en paraissant soutenir les opérations de l’armée dans l’État d’Arakan.

Kirin a institué une nouvelle politique en matière de droits humains au niveau mondial en février 2018 et a fait savoir à Amnesty International qu’elle a l’intention d’examiner en priorité les transactions de Myanmar Brewery dans le pays. Elle a également annoncé la suspension de tous les dons.

« À ce stade, une évaluation interne fondée sur une politique mise en place quatre mois après ces dons suspects, c’est à la fois trop peu et trop tard. Les dégâts éventuels ont déjà eu lieu, a déclaré Seema Joshi.

À ce stade, une évaluation interne fondée sur une politique mise en place quatre mois après ces dons suspects, c'est à la fois trop peu et trop tard. Les dégâts éventuels ont déjà eu lieu.

Seema Joshi

« Cela illustre parfaitement pourquoi les entreprises doivent appliquer la diligence requise en matière de droits humains. Soyons clairs, Amnesty International ne demande pas aux entreprises de boycotter le Myanmar. Elle ne s’oppose pas non plus à ce que des entreprises étrangères investissent au Myanmar. Mais elle demande à Kirin, comme à toutes les entreprises, d’agir de manière responsable et de dévoiler les mesures qu’elles prennent pour éviter de contribuer à des violations des droits humains dans un environnement à haut risque. »

Par ailleurs, le Japon a le devoir de veiller à ce que ses entreprises qui ont des activités au Myanmar ne contribuent pas directement ou indirectement à des violations des droits humains. Il doit enquêter sur ces versements et demander aux entreprises japonaises de s’acquitter d’un devoir de diligence avant d’investir au Myanmar ou d’y développer des activités commerciales.

Vous pouvez consulter la correspondance entre Amnesty International et Kirin en cliquant sur : https://app.box.com/s/1zxkmaey5oi3hmy3z133cldtuh7j03y9

Complément d’information

En 2016, le gouvernement du Japon a annoncé officiellement son intention d’élaborer un Plan d’action national relatif aux entreprises et aux droits humains. Les efforts entrepris pour réglementer la conduite des entreprises afin qu’elles respectent les droits fondamentaux sont indispensables, et Amnesty International demande que ce Plan soit finalisé au plus vite. Cependant, le gouvernement japonais ne doit pas s’abriter derrière le développement de ce Plan comme d’une excuse pour retarder son action face aux agissements illicites des entreprises.