Philippines. La «bataille de Marawi» a semé la mort et la destruction

Les habitants de l’île de Mindanao ont payé un lourd tribut lors de la « bataille de Marawi » qui a opposé l’armée philippine aux combattants affiliés au groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI) entre mai et octobre 2017, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public le 17 novembre. Le bilan s’élève à des dizaines de morts parmi la population civile et de nombreuses destructions d’habitations et de biens.

Ce document, intitulé The ‘Battle of Marawi’: Death and destruction in the Philippines, est la première analyse détaillée du conflit sous l’angle des droits humains et se fonde sur une mission de recherche menée à Lanao du Sud, sur l’île de Mindanao, au mois de septembre. Il rend compte du fait que les membres des groupes affiliés à l’EI ont infligé aux civils chrétiens les pires atteintes aux droits humains, se rendant notamment responsables de 25 homicides extrajudiciaires, de prises d’otage massives et de nombreux pillages de biens civils.

Par ailleurs, les forces armées philippines ont arrêté et maltraité des civils qui fuyaient et se sont également livrées à des pillages. Le bombardement intensif des zones de la ville de Marawi tenues par les groupes islamistes a anéanti des quartiers entiers et tué des civils, et il importe de mener une enquête afin de déterminer si le droit international humanitaire a été respecté.

« La population civile de Marawi a énormément souffert de cette opération de l’armée philippine parmi les plus intensives de ces dernières décennies. Déplacées massivement lorsque les affrontements ont éclaté en mai, des milliers de personnes retournent aujourd’hui dans une ville dont certains quartiers ont été complètement rasés, où les civils ont été massacrés par les islamistes et où les deux camps ont commis des violations des droits humains, a déclaré Tirana Hassan, directrice du programme de réaction aux crises à Amnesty International.

Le siège sanglant que les combattants rattachés à l’EI ont tenu pendant plusieurs mois à Marawi a eu de lourdes conséquences pour les civils, les chrétiens étant particulièrement visés par des attaques brutales, notamment des homicides extrajudiciaires.

Tirana Hassan, directrice du programme de réaction aux crises à Amnesty International

« Le siège sanglant que les combattants rattachés à l’EI ont tenu pendant plusieurs mois à Marawi a eu de lourdes conséquences pour les civils, les chrétiens étant particulièrement visés par des attaques brutales, notamment des homicides extrajudiciaires. »

Les civils soumis au règne de la terreur

Marawi est située dans la Région autonome du Mindanao musulman, dans le sud des Philippines. 	© Amnesty International. Basemap data: OCHA, PSA, NAMRIA.
Marawi est située dans la Région autonome du Mindanao musulman, dans le sud des Philippines. © Amnesty International. Basemap data: OCHA, PSA, NAMRIA.

Amnesty International a interrogé 48 survivants et témoins, et beaucoup ont raconté que les membres des groupes affiliés à l’EI ont régulièrement pris pour cibles les civils et ont perpétré des homicides extrajudiciaires dans la ville de Marawi.

Plusieurs témoins ont raconté 10 événements différents au cours desquels les combattants ont tué au total au moins 25 civils en leur tirant dessus ou en les égorgeant. La plupart ont été tués parce qu’ils étaient chrétiens, et certains alors qu’ils tentaient de fuir. Assassiner des civils constitue un crime de guerre.

Dans la matinée du 23 mai, Adam, la quarantaine, se trouvait dans le parking de l’hôpital Amai Pakpak, lorsqu’il a vu trois islamistes s’emparer de l’ambulance de l’hôpital et abattre le chauffeur :

« Je les ai vus stopper l’ambulance. Ils ont demandé [au chauffeur] de dire la Chahada [profession de foi de l’islam], mais il n’a pas su répondre et ils l’ont abattu… Puis ils sont venus vers moi et m’ont demandé de réciter la Chahada. [Je l’ai fait], et ils m’ont laissé la vie sauve. »

Je les ai vus stopper l’ambulance. Ils ont demandé [au chauffeur] de dire la Chahada [profession de foi de l’islam], mais il n’a pas su répondre et ils l’ont abattu… Puis ils sont venus vers moi et m’ont demandé de réciter la Chahada. [Je l’ai fait], et ils m’ont laissé la vie sauve.

Adam, homme d’une quarantaine d’années

Un groupe de six peintres, tous chrétiens, se sont cachés chez leur employeur pendant cinq jours après le début des combats, avant de tenter de s’enfuir. Pourchassés par des combattants qui leur tiraient dessus, ils se sont mis à couvert dans un canal qui les a menés jusqu’au lac Lanao.

Amnesty International a interrogé deux de ces hommes. L’un d’eux a déclaré :

« J’étais sur le point de [traverser] le lac à la nage lorsque j’ai vu les [combattants] de l’EI tout près… Nous étions six à tenter la traversée, mais trois de nos amis ont été abattus… Nous avons vu le tireur, il était [vêtu] de noir, portait les cheveux longs et la barbe. »

D’après des victimes et des témoins, les groupes affiliés à l’EI ont également pris en otage un grand nombre de civils. Ils les ont soumis au travail forcé et utilisés comme boucliers humains. Au moins un otage a été exécuté sommairement et beaucoup ont subi des violences physiques.

[Après nous avoir capturés] ils nous ont emmenés dans une résidence où ils nous ont retenus en otages… Ils se servaient de nous comme esclaves et nous leur obéissions. Nous cuisinions, préparions la nourriture… Si [nous] n’obéissions pas aux ordres, ils nous frappaient. Une fois, ils ont tiré [une balle] qui a frôlé ma tête.

Ouvrier du bâtiment d’une vingtaine d’années

Un ouvrier du bâtiment âgé d’une vingtaine d’années a été retenu en otage pendant plusieurs semaines, avec des dizaines d’autres chrétiens. Il a déclaré :

« [Après nous avoir capturés] ils nous ont emmenés dans une résidence où ils nous ont retenus en otages… Ils se servaient de nous comme esclaves et nous leur obéissions. Nous cuisinions, préparions la nourriture… Si [nous] n’obéissions pas aux ordres, ils nous frappaient. Une fois, ils ont tiré [une balle] qui a frôlé ma tête. »

Cet homme a ensuite été transféré dans deux autres lieux, où se trouvaient également de nombreux otages. L’un de ces sites, un grand bâtiment où étaient enfermés plus de 100 otages, a été touché par une frappe aérienne, qui a tué 10 civils.

Échapper aux arrestations et aux mauvais traitements

Dans certains cas, des membres de l’armée philippine ont traité avec méfiance les civils qui fuyaient les zones contrôlées par les islamistes, les ont arrêtés et soumis à la torture et autres mauvais traitements.

Amnesty International a interviewé huit victimes de ces violences aux mains des forces armées philippines. Sept étaient des ouvriers du bâtiment, chrétiens, piégés dans la ville de Marawi parce qu’ils craignaient d’être capturés ou tués par les islamistes s’ils tentaient de s’enfuir.

L’un de ces ouvriers, âgé d’une quarantaine d’années, s’est fait tirer dessus lorsqu’il a tenté pour la première fois de quitter Marawi. Il pense que ces tirs ont coûté la vie à trois de ses collègues. Lors de sa seconde tentative, avec ses compagnons, ils traversaient un pont pour quitter la zone de la ville tenue par les groupes affiliés à l’EI, lorsque des Marines philippins ont surgi et les ont arrêtés. Il a déclaré à Amnesty International :

« Nous pensions être en sécurité, mais l’adjudant est arrivé. Ils ont dit que nous étions de l’EI… Ils nous ont frappés, j’ai reçu des coups de poing et de pied… Mon compagnon a montré sa carte d’identité, mais les soldats ont affirmé que c’était un sniper de l’EI… Ils m’ont frappé à coups de [fusil] Armalite… Ils nous ont ligoté les mains et les pieds avec du fil électrique. Je criais et ils ne m’écoutaient pas… Les soldats étaient furieux parce que 13 de leurs compagnons avaient été tués. »

Les forces armées philippines ont arrêté un autre civil qui s’était enfui, l’ont roué de coups sur tout le corps, lui ont asséné des coups de crosse de fusil sur les mains et le dos, et lui ont versé du liquide brûlant sur tout le corps. Il s’est évanoui à cause de la douleur et il a plus tard été remis à la Croix-Rouge.

Pris au piège des combats

Si la vaste majorité des civils ont fui Marawi au cours de la première semaine de conflit, des centaines, voire des milliers, sont restés pris au piège dans la ville alors que les combats faisaient rage. Le 29 mai, l’ONU a signalé que 2 300 personnes se trouvaient encore dans la ville, ce chiffre chutant à moins de 300 fin août, car beaucoup avaient alors réussi à s’enfuir.

De nombreux civils pris au piège pendant de longues périodes étaient des travailleurs qui vivaient dans la peur, craignant d’être découverts par des combattants affiliés à l’EI ou touchés par les bombes et les balles. On ne connaît pas le nombre de civils qui auraient péri dans les bombardements aériens des forces gouvernementales.

Les frappes aériennes et les tirs nous empêchaient de dormir… Pendant 38 jours, nous avons bu l’eau de pluie… J’ai tenté de m’enfuir, mais des obus sont tombés à côté de notre bâtiment… Lorsque nous sommes enfin partis, nous avons vu des cadavres en décomposition dans les rues… Arrivés sur le pont, nous avons été secourus par l’armée, qui nous a remis à la police.

Un couple marié, originaire d’Iligan, pris au piège dans la ville de Marawi

Un couple marié, originaire d’Iligan, pris au piège dans la ville de Marawi pendant plus de cinq semaines a déclaré à Amnesty International :

« Les frappes aériennes et les tirs nous empêchaient de dormir… Pendant 38 jours, nous avons bu l’eau de pluie… J’ai tenté de m’enfuir, mais des obus sont tombés à côté de notre bâtiment… Lorsque nous sommes enfin partis, nous avons vu des cadavres en décomposition dans les rues… Arrivés sur le pont, nous avons été secourus par l’armée, qui nous a remis à la police. »

L’accès à la ville de Marawi étant restreint, Amnesty International n’a pas pu déterminer si l’usage par l’armée philippine de tirs d’artillerie et de frappes aériennes a enfreint ses obligations découlant du droit international humanitaire. Il faut des investigations indépendantes pour établir si les destructions d’infrastructures et les pertes en vies civiles répondaient à une nécessité militaire et étaient proportionnelles à la menace que représentaient les combattants.

« Les autorités philippines doivent traduire en justice les auteurs présumés d’actes de torture et d’autres violations, et veiller à ce que les victimes reçoivent des réparations suffisantes. Elles doivent ouvrir dans les meilleurs délais une enquête efficace et impartiale afin de déterminer si le bombardement de quartiers civils était proportionnel aux termes du droit international humanitaire », a déclaré Tirana Hassan.

Les autorités philippines semblent réagir aux inquiétudes concernant les pillages qu’auraient commis des membres des forces de sécurité, et ont initié des enquêtes et des poursuites. Elles doivent aussi concrétiser les promesses d’indemnisation.

Cette image satellite du 1er octobre montre la plus grande partie de l'est de la ville de Marawi détruite, ainsi que des morceaux du côté ouest, après que les combats ont commencé le 23 mai. 	© CNES 2017, Distribution AIRBUS DS.
Cette image satellite du 1er octobre montre la plus grande partie de l’est de la ville de Marawi détruite, ainsi que des morceaux du côté ouest, après que les combats ont commencé le 23 mai. © CNES 2017, Distribution AIRBUS DS.

Complément d’information

Le 23 mai 2017, un échange de coups de feu a éclaté entre les forces gouvernementales des Philippines et une alliance de combattants affiliés à l’EI, à Marawi, ville de 200 000 habitants située dans la Région autonome du Mindanao musulman (RAMM), dans le sud des Philippines.

Les islamistes, notamment les groupes Maute et Abou Sayyaf, ont rapidement pris le contrôle de grandes zones de la ville, ce qui a amené le président philippin Rodrigo Duterte à instaurer la loi martiale et à suspendre l’ordonnance d’habeas corpus sur toute l’île de Mindanao.

En un mois, le conflit a provoqué le déplacement de 360 000 personnes à Marawi et alentour. Des centaines, si ce n’est des milliers, de civils sont restés piégés dans la ville assiégée pendant des semaines ou des mois, retenus en otage ou pris entre deux feux.

La bataille a duré cinq mois et a provoqué le déplacement massif de civils, la destruction généralisée d’infrastructures civiles et la perte de vies civiles.

D’après les chiffres officiels, 920 islamistes, 165 soldats et 47 civils ont été tués au cours des affrontements, et plus de 1 780 otages qui se trouvaient aux mains des groupes affiliés à l’EI ont été libérés. Cependant, du fait de l’accès restreint à Marawi durant le conflit, il est impossible de corroborer ces chiffres de manière indépendante.