L’Arabie saoudite, Bahreïn et les Émirats arabes unis, en conflit avec le Qatar, jouent avec la vie de milliers d’habitants du Golfe, séparant des familles et empêchant de nombreuses personnes de gagner leur vie ou de poursuivre leurs études, a déclaré Amnesty International vendredi 9 juin 2017.
Les chercheurs de l’organisation ont rencontré plusieurs dizaines de personnes dont les droits humains ont été bafoués par une série de mesures draconiennes imposées de façon arbitraire par les trois pays du Golfe dans le cadre de leur conflit avec le Qatar.
« Pour potentiellement des milliers des personnes dans le Golfe, les mesures prises à la suite de ce conflit politique sont source de souffrances, de déchirements et de peur », a déclaré James Lynch, directeur adjoint du programme Thématiques internationales d’Amnesty International, qui s’est rendu à Doha la semaine dernière.
« Ces mesures drastiques ont déjà des effets inhumains, séparant des enfants de leurs parents et des maris de leur femme. De nombreux habitants de la région – non seulement des Qatariens, mais aussi des ressortissants des pays qui appliquent ces mesures – risquent de perdre leur travail et de devoir interrompre leurs études. Tous les États impliqués dans ce conflit doivent veiller à ce que leurs actes n’entraînent pas de violations des droits humains. »
Tous les États impliqués dans ce conflit doivent veiller à ce que leurs actes n’entraînent pas de violations des droits humains
James Lynch, directeur adjoint du programme Thématiques internationales d’Amnesty International
Amnesty International ne prend pas position sur le conflit politique en lui-même, dans lequel sont aussi impliqués d’autres pays comme l’Égypte, la Jordanie et le Yémen, mais elle est profondément préoccupée par les répercussions de certaines de ces mesures sur les droits à la vie de famille et à l’éducation.
Par ailleurs, des personnes ont été menacées de peine sévères à Bahreïn, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis si elles osaient critiquer ces mesures, ce qui est un nouveau coup porté à la liberté d’expression dans le Golfe.
Le 5 juin 2017, les trois États ont donné aux ressortissants qatariens 14 jours pour quitter leur territoire, et ont annoncé que tous leurs ressortissants devaient rentrer du Qatar dans ce même délai sous peine de sanctions. Selon le Comité qatarien des droits humains, plus de 11 000 ressortissants de Bahreïn, d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis vivent au Qatar.
Les Qatariens sont aussi nombreux à vivre dans ces trois pays. Toutes ces personnes risquent d’être touchées par ces mesures.
Celles et ceux qui ont de la famille dans d’autres pays du Golfe sont particulièrement menacés. Amnesty International a recueilli des informations sur plusieurs cas de personnes qui ont été séparées de leurs parents, de leurs enfants ou de leur conjoint-e.
Un Qatarien qui vivait depuis plus de 10 ans aux Émirats arabes unies avec sa famille s’est vu refuser l’entrée dans ce pays et a été renvoyé au Qatar alors qu’il rentrait chez lui à Doha, depuis Doubaï, juste après l’annonce des mesures le 5 juin. Sa femme est de nationalité émirienne et n’a donc pas le droit de se rendre au Qatar, tandis que ses enfants, de nationalité qatarienne, doivent quitter les Émirats arabes unis. Cet homme est actuellement séparé de sa famille et ne sait pas quand il pourra la revoir.
Il a raconté à Amnesty International que son épouse avait supplié l’agent de service de la laisser voir son mari une dernière fois. « L’agent lui a répondu : “Pas question – repartez immédiatement” », a-t-il témoigné.
Cet homme a expliqué à l’organisation qu’il craignait d’être licencié par ses employeurs aux Émirats arabes unis en raison de sa nationalité et du fait qu’il se trouvait dans l’impossibilité de revenir.
Un Saoudien vivant à Doha avec son épouse qatarienne a dit à Amnesty International qu’il ne pouvait pas aller rendre visite à sa mère, gravement malade et hospitalisée en Arabie saoudite, car s’il se rendait dans ce pays il ne pourrait plus revenir au Qatar auprès de sa femme et de ses enfants :
« Si je rentre dans mon pays, je ne pourrai plus voir ma femme. Si je reste ici, je ne peux pas voir ma mère. »
Si je rentre dans mon pays, je ne pourrai plus voir ma femme. Si je reste ici, je ne peux pas voir ma mère
Un homme saoudien touché par les mesures annoncées récemment
Une jeune mariée qatarienne a raconté aux chercheurs qu’elle était sur le point de déménager à Bahreïn pour s’y installer avec son mari, de nationalité bahreïnite, quand les mesures sont entrées en vigueur.
« J’étais si heureuse de me marier l’an dernier […] Avant l’interdiction, le temps de trouver du travail à Bahreïn, j’allais là-bas tous les week-ends voir mon mari, ma famille, ma maison. Comment peuvent-ils faire une chose pareille sans penser aux gens ? »Amnesty International s’est aussi entretenue avec plusieurs étudiants qatariens qui craignaient de ne pas pouvoir continuer leurs études aux Émirats arabes unies et à Bahreïn. Une étudiante a indiqué que tous ses cours aux Émirats arabes unies avaient immédiatement été annulés pour le reste de l’année.
Les pouvoirs des États en termes de réglementation et de restriction de l’immigration sont limités par le droit international relatif aux droits humains, et les différences de traitement entre différentes catégories d’étrangers ne peuvent être justifiées que si elles sont nécessaires pour atteindre un objectif légitime. Les politiques migratoires qui séparent arbitrairement des familles bafouent le droit à la vie familiale.
Interdiction d’exprimer de la « solidarité »
Les habitants d’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de Bahreïn ont été prévenus qu’ils encouraient de lourdes peines s’ils faisaient des commentaires en soutien au Qatar.
Citant des dispositions juridiques discutables, le procureur général des Émirats arabes unis a annoncé que toute personne exprimant sa « solidarité » avec le Qatar s’exposait une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement. En Arabie saoudite, des médias contrôlés par l’État ont indiqué que l’expression d’une telle solidarité pourrait être considérée comme une infraction relevant de la cybercriminalité. Le ministre bahreïnite de l’Intérieur a aussi menacé quiconque témoignerait « de la solidarité ou du favoritisme » en faveur des autorités qatariennes, en ligne ou hors ligne, d’une peine maximale de cinq ans de prison assortie d’une amende aux termes du Code pénal.
« Ces déclarations en provenance de gouvernements qui sont habitués à réprimer l’expression pacifique sont une tentative flagrante de réduire au silence ceux qui oseraient critiquer ces politiques arbitraires. Engager des poursuites judiciaires pour de tels faits serait une violation manifeste du droit à la liberté d’expression. Nul ne doit être sanctionné pour avoir exprimé son point de vue ou critiqué une décision gouvernementale de manière pacifique », a déclaré James Lynch.
Inquiétudes pour les travailleurs migrants en Arabie saoudite.
Il est aussi à craindre que les travailleurs migrants employés par des Qatariens pour s’occuper de leurs propriétés en Arabie saoudite ne se retrouvent piégés, dans l’incapacité de retourner au Qatar – pays où ils ont un permis de séjour – et par conséquent en situation irrégulière et exposés au risque d’exploitation, d’arrestation ou d’expulsion. Amnesty International a rencontré des travailleurs qui se trouvent dans cette situation et sont dans l’incertitude quant à ce qui pourrait leur arriver.
L’Arabie saoudite et les autres États du Golfe doivent protéger les travailleurs employés par des ressortissants qatariens, notamment en permettant à ceux qui le souhaitent de rentrer dans leur pays en toute sécurité ou de retourner au Qatar.
« Les conflits politiques doivent être gérés dans le respect des droits humains. Rien ne saurait justifier la séparation de familles, la répression de la liberté d’expression pacifique ni l’abandon de travailleurs migrants dans des situations à risque. Les mesures arbitraires doivent être immédiatement suspendues », a déclaré James Lynch.
Complément d’information
En vertu des lois sur la nationalité des pays concernés, les femmes ne peuvent pas transmettre leur nationalité à leurs enfants, qui reçoivent automatiquement la nationalité de leur père. Cette disposition est en elle-même une violation des droits à la non-discrimination et à l’égalité. Par ailleurs, il n’est généralement pas possible d’avoir une double nationalité dans ces pays.
Amnesty International s’est entretenue avec 35 personnes – des ressortissants d’Arabie saoudite, de Bahreïn, du Bangladesh, des Émirats arabes unis et du Qatar – touchées par ces mesures. Les chercheurs ont rencontré la majorité de ces personnes au Qatar. D’autres se trouvant à Bahreïn ou en Arabie saoudite ont été interrogées à distance.