Tunisie. De sévères restrictions à certaines libertés sont les symptômes les plus récents de mesures d’exception répressives

Alors que la Tunisie s’apprête à prolonger l’état d’urgence dans tout le pays mardi 22 mars, Amnesty International met en avant le recours disproportionné et répressif du gouvernement à la législation d’exception pour bafouer les droits humains.

Le 7 mars, des hommes armés ont attaqué des bases militaires et un poste de police dans la ville de Ben Guerdane (sud du pays), à la frontière avec la Libye. Cet assaut et les affrontements qui ont suivi ont fait environ 68 morts, dont au moins sept civils et 12 membres des forces de sécurité. Il s’agissait de la dernière en date d’une série d’attaques meurtrières en Tunisie ces derniers mois, qui ont incité les autorités à placer des dizaines de personnes en résidence surveillée, limitant leurs déplacements à certaines zones spécifiques, au titre de mesures qui sont, dans certains cas, excessives et discriminatoires.

« Il ne fait aucun doute que la Tunisie se trouve face à des groupes armés représentant une menace grave, et les autorités ont bien entendu le devoir de protéger la population, d’enquêter sur les attaques et de traduire leurs auteurs présumés en justice. Les mesures de sécurité et d’urgence doivent cependant respecter les principes de nécessité et de proportionnalité, et ne jamais restreindre les droits humains de manière arbitraire. Toute prorogation de l’état d’urgence doit respecter le droit international », a déclaré Magdalena Mughrabi, directrice adjointe par intérim du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

Les mesures de sécurité et d’urgence doivent respecter les principes de nécessité et de proportionnalité, et ne jamais restreindre les droits humains de manière arbitraire.

Magdalena Mughrabi, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d'Amnesty International

Selon le ministère de l’Intérieur, depuis novembre 2015, au moins 138 personnes ont été visées par des ordres de placement en résidence surveillée, qui les autorisent uniquement à se déplacer à l’intérieur d’une zone désignée, et les obligent à se présenter à un poste de police plusieurs fois par jour, ou leur interdisent de se déplacer hors d’une municipalité spécifique. Dans certains cas, les ordres de placement en résidence surveillée ont été utilisés pour interdire catégoriquement à des personnes de quitter leur domicile.

Ces mesures d’exception ont un impact considérable sur les droits des personnes visées, certaines ayant perdu leur emploi, tandis que d’autres sont séparées de leur famille.

« Depuis novembre, les autorités tunisiennes ont restreint la liberté de dizaines de personnes sans qu’elle n’aient été inculpées ni jugées, dans le cadre de mesures arbitraires, répressives et souvent discriminatoires adoptées au nom de la sécurité nationale », a déclaré Magdalena Mughrabi.

Les autorités tunisiennes ont restreint la liberté de dizaines de personnes sans qu’elle n’aient été inculpées ni jugées, dans le cadre de mesures arbitraires, répressives et souvent discriminatoires adoptées au nom de la sécurité nationale.

Magdalena Mughrabi

Le ministère de l’Intérieur a affirmé que toutes les personnes placées en résidence surveillée étaient soit des combattants revenus de zones de conflit soit des membres du groupe armé Ansar al Sharia, interdit en Tunisie car considéré comme une organisation terroriste.

Ce qu’ont raconté 11 hommes actuellement visés par ces mesures et interviewés par Amnesty International révèle cependant que certains ne sont jamais allés à l’étranger ni dans des zones de conflit, et plusieurs pensent avoir été pris pour cible en raison de leurs convictions religieuses ou de leurs activités au sein de la société civile. D’autres affirment qu’ils sont de nouveau sanctionnés, après avoir été arrêtés une première fois en vertu de lois utilisées par le régime répressif de l’ancien président ZineEl Abidine Ben Ali pour réduire l’opposition au silence. Avant 2011, quelque 3 000 personnes, parmi lesquelles figuraient beaucoup d’opposant-e-s politiques, avaient été jugées pour terrorisme sur la base, dans de nombreux cas, d’« aveux » arrachés sous la torture.

Aucun des hommes ayant parlé à Amnesty International n’a été notifié par écrit de son placement en résidence surveillée ; il leur est donc très difficile de contester cette décision – il a été dit à l’un d’entre eux que le ministère de l’Intérieur avait explicitement donné l’ordre de ne pas les informer par écrit.

« Les motifs vagues de ces placements en résidence surveillée, et l’absence de recours efficaces pour les contester sont en eux-mêmes très préoccupants. Ces lacunes signifient aussi que ces mesures sont susceptibles d’être utilisées de manière abusive. Nous pensons que les autorités tunisiennes recourent à cette mesure de manière arbitraire et discriminatoire, et visent certains individus en raison de leurs convictions, pratiques et activités militantes supposées ou avérées en matière religieuse ou politique », a déclaré Magdalena Mughrabi.

Hisham, 36 ans, qui réside à Tunis, a dit à Amnesty International qu’on l’a informé le 28 novembre qu’il était placé en résidence surveillée parce qu’il s’était rendu en Turquie en décembre 2013. Après avoir perdu son emploi, Hisham avait essayé de se rendre illégalement en Europe en passant par la Turquie, mais il a été expulsé vers la Tunisie 20 jours plus tard, après avoir été sauvé d’un bateau en train de couler par des garde-côtes grecs et turcs. Il a été arrêté et soumis à un interrogatoire à son retour, puis a été accusé de revenir d’une « zone terroriste », mais ces charges ont plus tard été abandonnées par le juge d’instruction.

Nous pensons que les autorités tunisiennes […] visent certains individus en raison de leurs convictions, pratiques et activités militantes supposées ou avérées en matière religieuse ou politique.

Magdalena Mughrabi

Hisham, dont l’épouse n’est pas autorisée à lui rendre visite depuis son placement en résidence surveillé au domicile familial en novembre, a déclaré qu’il ne lui a même pas été permis de la voir après qu’elle a fait une fausse couche. Les policiers qui lui ont signifié son placement en résidence surveillée l’ont également menacé de lui tirer dessus s’ils le voyaient hors de chez lui.

Dans un autre cas, Wajih Mrassi, un ingénieur de 34 ans vivant à Sousse, a déclaré avoir été pris pour cible en raison d’une arrestation précédente remontant à l’ère Ben Ali, lorsque des policiers l’avaient remarqué dans la rue en raison de sa barbe et l’avaient accusé d’« appel au terrorisme » après avoir trouvé des livres religieux à son domicile. Il appris qu’il était placé en résidence surveillée à la fin novembre, et qu’il n’était pas autorisé à quitter la municipalité où il réside, pas même pour le travail.

Nizar al Riashi, 37 ans, actuellement sans emploi, est placé en résidence surveillée à Tunis depuis novembre, et doit se présenter au poste de police le plus proche deux fois par jour. Il lui a donc été impossible de rejoindre son épouse en Allemagne. Ne pouvant se déplacer, il n’est pas non plus en mesure de travailler pour gagner sa vie. Nizar avait été emprisonné lorsque le président Ben Ali était au pouvoir, après avoir assisté au mariage d’un homme plus tard décrit comme suspect de « terrorisme » par des membres des forces de sécurité.

Aucun des hommes rencontrés par Amnesty International à qui il a été interdit de travailler ou ne pouvant pas le faire du fait des restrictions à leurs libertés, de circuler notamment, n’avait reçu d’indemnisation ainsi que le prévoit le droit tunisien. Ils dépendent donc de leur famille ou ont dû emprunter de l’argent. Il a été dit à beaucoup d’entre eux que leur placement en résidence surveillée durera aussi longtemps que l’état d’urgence restera en vigueur.

Complément d’information

Une série d’attaques meurtrières perpétrées au cours de l’année écoulée par des activistes semble-t-il affiliés à des groupes armés islamistes, ont incité les autorités tunisiennes à imposer des mesures d’exception, en vertu desquelles elles ont procédé à des milliers d’arrestations et de raids, et utilisé une force parfois excessive, par exemple durant des perquisitions sans mandat. Des personnes, notamment des militants qui avaient organisé des manifestations ou y avaient participé, ont également été arrêtées et poursuivies pour « non respect du couvre-feu ».

La Tunisie a connu l’état d’urgence pendant une grande partie des cinq dernières années, depuis le soulèvement de 2011 ayant chassé du pouvoir Zine el Abidine Ben Ali. Récemment, des mesures d’exception ont été imposées après l’attentat à la bombe ayant tué 12 gardes présidentiels et blessé 20 autres personnes dans le centre de Tunis le 24 novembre 2015. Elles ont été renouvelées sans interruption depuis lors.

L’état d’urgence accorde au ministère de l’Intérieur des pouvoirs étendus, et notamment ceux de restreindre le droit de circuler librement, d’interdire grèves et manifestations, et de placer en résidence surveillée toute personne soupçonnée de se livrer à des activités compromettant la sécurité et l’ordre public, sans que cela ne nécessite une décision de justice. Il prévoit par ailleurs des mesures visant à contrôler et censurer les médias. Une décision écrite peut être contestée auprès d’un tribunal administratif.

Outre le décret présidentiel de 1978 régissant l’état d’urgence et accordant au ministère de l’Intérieur des pouvoirs étendus, la Constitution tunisienne habilite le président à prendre des mesures d’exception en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance. Cependant, aux termes du droit international, ce genre de mesures ne doivent être appliquées que pour la durée la plus courte possible afin de garantir le fonctionnement régulier de l’autorité publique, et ne doivent pas elles-mêmes enfreindre des droits fondamentaux qui ne sauraient être restreints sous aucune circonstance, ni limiter de manière arbitraire des droits susceptibles de l’être dans le cadre de véritables urgences.