L’heure est à la justice au Soudan du Sud

Alors que les éléments de preuve se détériorent et que les souvenirs s’estompent, Ken Scott, chercheur sur le Soudan du Sud pour Amnesty International, affirme que des enquêtes sur les crimes de guerre doivent être ouvertes dès maintenant.

Le rapport tardif de l’Union africaine sur le conflit au Soudan du Sud présente des conclusions choquantes, mais pas surprenantes, sur l’état actuel du pays. Les preuves d’homicides, de torture, de mutilations et de viol contre la population civile, ainsi que de cannibalisme forcé, présentées dans le rapport montrent la nécessité d’ouvrir de toute urgence des enquêtes indépendantes sur les crimes de guerre. Ces enquêtes sont indispensables pour éviter que d’autres atrocités ne soient commises et faire en sorte que les personnes soupçonnées d’être responsables de crimes relevant du droit international répondent de leurs actes.

Au cours des 15 mois qui se sont écoulés depuis que les chercheurs de la commission ont terminé leur enquête, le conflit s’est intensifié et de graves violations des droits humains et exactions ont été commises par les deux parties à ce conflit armé non international qui a fait des dizaines de milliers de morts et forcé deux millions de personnes à fuir de chez elles.

Le rapport représente une étape considérable, quoique tardive, vers le respect de l’obligation de rendre des comptes au Soudan du Sud, mais son impact dépendra de la vitesse à laquelle un cadre systématique pour les enquêtes sur ces crimes sera mis en place. Alors que les éléments de preuve se détériorent et que les souvenirs s’estompent, chaque jour qui passe éloigne les victimes de la justice.

Alors que les éléments de preuve se détériorent et que les souvenirs s'estompent, chaque jour qui passe éloigne les victimes de la justice.

Ken Scott

L’accord de paix signé en août par le président du Soudan du Sud, Salva Kiir, et le dirigeant de l’opposition, Riek Machar, représente le meilleur espoir du pays de parvenir à une paix durable, en dépit des violations régulières de l’accord de cessez-le-feu. L’accord de paix prévoit un partage du pouvoir, la démilitarisation et une réforme du secteur de la sécurité, tout en établissant d’importants mécanismes de justice de transition. Ces mécanismes comprennent une autorité en charge des réparations pour les victimes ; une commission de vérité et de réconciliation et un tribunal pénal spécial hybride mis en place par la Commission de l’Union africaine (CUA).

Le mécanisme de responsabilisation pénale a été aisément accepté par les deux parties au conflit. En effet, lorsque le président Kiir a signé l’accord, il a émis 16 réserves, mais la mise en place d’un tribunal pénal qui pourrait un jour demander des comptes à des dirigeants politiques et militaires sud-soudanais de haut rang n’en faisait pas partie.

L’absence d’obligation de rendre des comptes pour les vagues de violence précédentes dans la région qui est devenue le Soudan du Sud est l’une des principales causes du récent conflit. L’incapacité à prendre en compte les profonds griefs et à assurer une réelle justice a trop souvent alimenté la vague suivante de violences généralisées. À de rares exceptions près, la plupart des dirigeants associatifs avec qui je me suis entretenu lors d’un récent voyage au Soudan du Sud pensent qu’un espoir de paix durable au Soudan du Sud repose sur une réelle obligation de rendre des comptes pour le mal qui a été fait. Ils pensent également que la grande majorité de la population du Soudan du Sud, qui n’était peut-être pas convaincue de ce besoin par le passé, le voit maintenant comme une nécessité.

L’accord de paix prévoit que le gouvernement de transition élabore « dès sa création » des lois pour établir le tribunal hybride qui, en vertu de l’accord, sera mis en place par la CUA. Comme l’illustre une lettre conjointe envoyée le 23 septembre par de nombreuses organisations non gouvernementales sud-soudanaises et internationales au président de la CUA, Nkosozana Dlamini Zuma, il faut que la Commission mette en place un tribunal hybride opérationnel dès que possible.

Cette disposition est une étape positive, mais il faut maintenant qu’elle devienne réalité. Et le plus tôt sera le mieux.

Nous savons qu’établir un tribunal pleinement opérationnel, avec le personnel, les infrastructures et le financement nécessaires, prendra du temps. Cependant, il est nécessaire de récolter d’urgence des éléments de preuve et de les conserver dès maintenant. Les éléments de preuve matérielle se détériorent rapidement dans un milieu tropical et peuvent également être délibérément détruits, altérés ou dissimulés. Les souvenirs des témoins s’estompent et, après un certain temps, on ignore où ces éléments se trouvent. Des preuves essentielles sont perdues à jamais. C’est pourquoi il est important qu’en plus de prendre des mesures rapides en vue d’établir le tribunal hybride, l’Union africaine ou la communauté internationale établisse d’urgence un mécanisme d’enquête provisoire avec un mandat solide pour enquêter sur les éventuels crimes de guerre et de recueillir des éléments de preuve. Il existe une solide base juridique et des précédents justifiant de telles mesures. Des commissions d’experts menaient des enquêtes avant que les tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie ne soient pleinement mis en place et opérationnels. De la même manière, au Soudan, la Commission internationale d’enquête sur le Darfour a été mise en place en attendant que le Conseil de sécurité ne porte la situation devant la Cour pénale internationale.

Le rapport de l’Union africaine et ceux de nombreuses autres organisations, dont Amnesty International, ne laissent pas de place au doute concernant les crimes relevant du droit international qui ont été commis au Soudan du Sud par les deux parties au conflit. Il est maintenant temps que les auteurs de ces crimes soient retrouvés et tenus de rendre des comptes.

Prendre des mesures immédiates pour ouvrir des enquêtes sur place montrera que les demandes de justice ont été entendues et que le rapport de l’Union africaine est plus que des mots choquants. Pour que ce document ait une réelle valeur, il doit servir d’élément déclencheur à la mise en place de mesures d’obligation de rendre des comptes comprenant de réelles dispositions pour la justice, la vérité et la réparation au Soudan du Sud.

Ken Scott est consultant à Amnesty International, ancien procureur général au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et procureur spécial au Tribunal spécial pour le Liban.