Deux grandes clôtures entourent le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, devant lequel s’est récemment massée toute une foule de journalistes, de diplomates et de militants des droits humains, par 40 °C, chacun tentant d’entrer dans le bâtiment.
J’y étais aussi. J’étais venu d’Ukraine pour assister, en tant qu’observateur, à un moment clé du procès du célèbre réalisateur ukrainien Oleg Sentsov et de l’écologiste Alexandre Koltchenko : l’interrogatoire des témoins.
Les deux hommes viennent de Crimée et sont derrière les barreaux depuis leur arrestation par les services de sécurité russes, peu après le début de l’occupation de la péninsule criméenne par la Russie en mars 2014.
Le dossier du parquet militaire contre eux ressemble au délire d’un agent des services secrets, imaginé pour soutenir la propagande russe dans la guerre contre l’Ukraine.
Leur erreur a été de s’exprimer ouvertement contre l’occupation, déclenchant une réaction violente de la part des autorités russes. Oleg Sentsov est accusé d’être à la tête d’une organisation « terroriste » – la branche locale du groupe d’extrême droite ukrainien Praviy Sektor – et lui et Alexandre Koltchenko sont jugés pour des incendies volontaires, qualifiés par les autorités d’« actes terroristes », commis contre les bureaux de groupes pro-Russes à Simferopol, la capitale de la Crimée. Les deux hommes nient ces accusations, de même que toute association avec Praviy Sektor.
Ils ont déjà passé plus d’un an derrière les barreaux mais pourraient y rester bien plus longtemps : Oleg Sentsov encourt la réclusion à perpétuité et Alexandre Koltchenko jusqu’à 20 ans de prison.
Un procès pour l’exemple
Outre le fait que l’affaire soit jugée hors de Crimée et selon le droit russe, rien ne va concernant le cadre dans lequel se déroule le procès. Des civils ne devraient pas comparaître devant un tribunal militaire pour des faits relevant de la compétence d’une juridiction civile.
La semaine dernière, au tribunal, les prévenus étaient assis dans une cage en métal, dans une toute petite salle, alors que l’audience était censée être publique. Ils agissaient avec retenue, répondant de façon concise aux questions des juges militaires.
« Je plaide non coupable […]. Je pense que cette affaire a été montée de toutes pièces pour des raisons politiques », a déclaré Oleg Sentsov au début du procès.
La procédure menée contre Oleg Sentsov et Alexandre Koltchenko a soulevé d’importantes inquiétudes en matière d’équité, sans parler des éléments montrant clairement que les accusations portées contre eux reposent sur des motifs politiques. Non seulement les deux hommes ont-ils été envoyés en Russie pour être jugés à des centaines de kilomètres de chez eux mais en plus Oleg Sentsov a affirmé avoir été torturé par des agents du Sevice fédéral de sécurité russe (FSB) – affirmation qui n’a pas fait l’objet d’une véritable enquête – et aucun des deux prévenus n’a été autorisé à voir son avocat pendant les quatre jours qui ont suivi leur transfèrement de Crimée.
Le dossier de l’accusation repose sur trois témoins principaux et il existe de bonnes raisons de penser que certains ont également été soumis à la torture et à d’autres mauvais traitements. Deux d’entre eux ont été poursuivis dans la même affaire qu’Oleg Sentsov et Alexandre Koltchenko et ont déjà été condamnés et emprisonnés.
Le premier témoin, le militant Alexeï Tchirni, a été escorté menotté dans la salle d’audience par des policiers. Il avait l’air abattu et n’a pas lancé un seul regard à ses camarades militants durant l’audience. Il purge déjà une peine de sept ans de prison après avoir plaidé coupable des charges d’incendie volontaire retenues contre lui dans la même affaire. Toutefois, selon son avocat, il aurait « avoué » sous la torture.
« Je confirme mes déclarations, mais je ne dirai rien d’autre », a déclaré Alexeï Tchirni, les yeux rivés sur le sol. Le procureur a alors procédé à la lecture de ses « aveux », ce qui a pris plus de la moitié de la journée.
Le lendemain, le procureur a appelé à la barre un autre témoin, l’avocat Guennadi Afanassiev. Il s’agit de l’autre personne condamnée dans cette affaire, il purge lui aussi une peine de sept ans de prison. À la surprise générale, il est revenu sur son témoignage, déclarant qu’il avait été donné sous la contrainte. Ce geste audacieux a suscité de nombreuses inquiétudes pour sa sécurité.
« Le système russe ne pardonne pas ce genre de chose », a déclaré une personne présente lors du procès. Guennadi Afanassiev a indiqué à des observateurs des prisons sur place que des membres des services secrets russes étaient venus le menacer dans sa cellule après qu’il eut refusé de témoigner.
Le dernier témoin était un membre des services de sécurité. Il avait participé à une opération sous couverture visant à fournir de fausses bombes à Alexeï Tchirni, ce qui a conduit à l’arrestation du militant.
Une vidéo, censée prouver qu’Alexeï Tchirni avait l’intention de faire exploser une statue de Lénine et le monument de la flamme éternelle à Simferopol, a également été présentée. Aucune mention n’y était faite d’Oleg Sentsov, et absolument rien ne le désignait comme meneur de ce « groupe terroriste » présumé.
D’autres aspects de l’affaire sont tout simplement absurdes. Le procureur estime que des faits aussi ordinaires que détenir chez soi des boîtes d’analgésiques et de médicaments contre la diarrhée, ou avoir en sa possession les cartes de visite du ministre ukrainien des Sports et du maire de Kiev, « prouvent » clairement que l’on est à la tête d’un groupe « terroriste ».
Une décision de la Cour suprême russe, rendue en novembre 2014 et interdisant trois organisations ukrainiennes d’extrême droite, dont Praviy Sektor, citait les poursuites judiciaires contre Oleg Sentsov et Alexandre Koltchenko pour affirmer que l’organisation était active en Russie. Le procureur semble désormais soumis à une certaine pression et devoir à tout prix établir formellement que ce lien existe.
Des militants russes solidaires
Le procès hautement politisé d’Oleg Sentsov et d’Alexandre Koltchenko a trouvé un écho non seulement parmi leurs compatriotes ukrainiens mais aussi parmi les militants russes.
Après l’une des audiences, je me suis rendu dans un parc de Rostov où des militants locaux organisent des piquets solitaires en soutien aux deux hommes. En Russie, c’est la seule façon de pouvoir manifester sans avoir à demander au préalable une autorisation des autorités.
« Je trouve injuste que les gars soient jugés pour quelque chose qu’ils n’ont pas fait. Les accusations de terrorisme et de déstabilisation de la situation sont montées de toutes pièces. Inculper [quelqu’un] de terrorisme pour avoir mis le feu à une porte, même si cette personne l’a fait, ça n’a aucun sens », m’a dit l’un des manifestants.
Le verdict doit être rendu sous peu et la stratégie du procureur s’est pour ainsi dire effondrée, à tel point que certaines personnes en Russie ne sont pas convaincues et attachent suffisamment d’importance à la question pour en parler en public.
Amnesty International continue de demander aux autorités russes d’abandonner les charges, absurdes, de terrorisme dans cette affaire et de veiller à ce que les prévenus et les témoins soient tous protégés de la torture et de toute autre forme de mauvais traitements.
Ce texte est paru sous forme de billet d’opinion dans Newsweek.