Inde. L’obligation de rendre des comptes pour les violations des droits humains dans l’État de Jammu-et-Cachemire n’existe toujours pas

Vingt-cinq ans après l’introduction de la Loi relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA) dans l’État de Jammu-et-Cachemire, ce texte de loi continue d’alimenter l’impunité dont bénéficient les auteurs de violations des droits humains, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public mercredi 1 juillet.

Intitulé Denied: Failures in accountability for human rights violations by security force personnel in Jammu and Kashmir, ce rapport rend compte des obstacles à la justice constatés dans plusieurs affaires d’atteintes aux droits humains qui auraient été commises par des membres des forces de sécurité indiennes au Cachemire. Ce document se concentre en particulier sur l’article 7 de la Loi de 1990 relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées (État de Jammu-et-Cachemire), lequel accorde aux membres des forces de sécurité une immunité de poursuites quasi-totale pour les violations des droits humains.

Jusqu’à présent, pas un seul membre des forces de sécurité déployées dans cet État n’a été jugé par une juridiction civile pour violations des droits humains. Cette absence d’obligation de rendre des comptes a ouvert la voie à d’autres graves atteintes.

Minar Pimple, directeur général des opérations mondiales au sein d’Amnesty International

« Le 5 juillet 2015 marque les 25 ans d’existence de l’AFSPA dans l’État de Jammu-et-Cachemire. Jusqu’à présent, pas un seul membre des forces de sécurité déployées dans cet État n’a été jugé par une juridiction civile pour violations des droits humains. Cette absence d’obligation de rendre des comptes a ouvert la voie à d’autres graves atteintes, a déclaré Minar Pimple, directeur général des opérations mondiales au sein d’Amnesty International.

L’actuel Premier ministre de l’État de Jammu-et-Cachemire, Mufti Mohammed Sayeed, était ministre des Affaires intérieures lorsque l’AFSPA a été adoptée par le Parlement indien en 1990. Le calendrier lui donne une bonne occasion d’œuvrer à l’annulation de cette loi oppressive. »

Le rapport se fonde sur une enquête approfondie menée dans l’État de Jammu-et-Cachemire, à partir d’entretiens avec 58 proches des victimes présumées de violations des droits humains imputables aux forces de sécurité ainsi qu’avec des groupes de la société civile, des avocats et des représentants du gouvernement. Le rapport s’appuie également sur des requêtes soumises dans le cadre du droit à l’information, des procès-verbaux et des notes d’audience.

Ce document révèle que le gouvernement central a refusé d’autoriser à engager des poursuites aux termes de l’article 7 de l’AFSPA dans toutes les affaires concernant des membres de l’armée ou de groupes paramilitaires. Dans quelques cas, le gouvernement a laissé la décision en attente pendant plusieurs années. Le rapport témoigne aussi d’un manque de transparence dans cette procédure d’approbation.

« De toutes les familles interviewées, pas une seule n’a été informée par les autorités du statut ou de l’issue d’une demande d’approbation en lien avec leur affaire » a déclaré Divya Iyer, chercheuse chez Amnesty International Inde.

Mohammad Amin Magray, l’oncle de Javaid Ahmad Magray, un jeune homme de 17 ans tué par les forces de sécurité en avril 2003, a déclaré à Amnesty International Inde : « Si les militaires savaient qu’ils peuvent être accusés et poursuivis devant un tribunal, ils y repenseraient à deux fois avant de tirer sur des personnes innocentes… L’AFSPA est comme une carte blanche donnée par le gouvernement pour tuer des innocents comme mon neveu. »

De nombreuses familles interviewées ont déclaré que l’AFSPA garantissait indirectement une impunité aux membres des forces de sécurité.

« Les archives policières et judiciaires relatives à une centaine de procédures engagées par les familles des victimes pour atteintes aux droits humains entre 1990 et 2012 ont montré que bien souvent la police du Cachemire n’avait pas enregistré les plaintes ou, pour les plaintes enregistrées, n’était passée à l’action que sous la contrainte, a déclaré Divya Iyer. Dans certains cas, le personnel militaire a montré peu d’empressement à coopérer aux enquêtes de la police, ou a même refusé. »

La police a rejeté plus de 96 % des allégations de violations des droits humains à l’encontre de son personnel au Cachemire, les jugeant « fausses ou infondées ». Les éléments d’information conduisant à juger fausses la majorité des accusations ne sont toutefois pas accessibles au public. Peu de détails sur les enquêtes ou sur les procès militaires menés par les forces de sécurité sont accessibles au public.

Une exception existe : en novembre 2014, l’armée a révélé que cinq soldats accusés d’avoir abattu trois hommes en 2010 dans le cadre d’une exécution extrajudiciaire déguisée en légitime défense à Machil, au Cachemire, ont été reconnus coupables et condamnés à la réclusion à perpétuité par un tribunal militaire.

« Les condamnations dans le cadre de l’affaire Machil sont un élément positif. Cependant, si l’on veut que la justice soit rendue de façon cohérente, les membres des forces de sécurité accusés de violations des droits humains devraient être jugés par des juridictions civiles », a déclaré Divya Iyer.

L’idée selon laquelle les tribunaux militaires ne devraient pas être habilités à juger les forces de sécurité pour des violations des droits humains remporte une adhésion grandissante dans le monde. Les tribunaux militaires en Inde pâtissent aussi de problèmes de compétence, indépendance et impartialité qui leurs sont propres et les rendent inaptes à juger les atteintes aux droits humains.

« En n’agissant pas contre les violations des droits humains commises par les membres des forces de sécurité au nom de la sécurité nationale, l’Inde a non seulement failli à ses obligations internationales, mais aussi à sa Constitution », a déclaré Minar Pimple.