Des utilisateurs de Twitter sont en instance de jugement alors qu’un important sommet de l’ONU sur Internet se tient en Turquie

De nombreux adversaires de la liberté d’expression en ligne assistent au Forum sur la gouvernance d’Internet Les poursuites engagées par les autorités turques contre des personnes les ayant critiquées sur Twitter mettent en évidence la profonde hypocrisie du pays hôte du Forum sur la gouvernance d’Internet, a déclaré Amnesty International mardi 2 septembre. L’organisation a demandé aux pays qui accueilleront cette manifestation à l’avenir d’offrir un meilleur exemple, puis a évoqué les atteintes à la liberté d’expression commises par l’Arabie saoudite, les États-Unis, l’Éthiopie et le Viêt-Nam. Cet événement, qui se déroule à Istanbul entre les 2 et 5 septembre, réunit gouvernements et membres de la société civile dans une optique de partage des bonnes pratiques sur Internet en matière de règlementation, de sécurité et de droits humains. Vingt-neuf utilisateurs de Twitter sont actuellement jugés à Izmir, en Turquie, et encourent jusqu’à trois ans de prison pour avoir publié durant les manifestations de l’an dernier des tweets qui ont selon les autorités « incité le public à enfreindre la loi ». Aucun de ces tweets ne contenaient d’incitation à la violence. « Il est stupéfiant que les autorités turques s’entêtent à poursuivre des individus ayant tweeté des opinions critiques, alors même qu’elles accueillent un débat traitant de la gouvernance sur Internet qui réserve une place de choix aux droits humains », a déclaré Sherif Elsayed-Ali, directeur adjoint du programme Thématiques mondiales à Amnesty International. « Cette politique du deux poids deux mesures en matière de liberté d’expression sur Internet est particulièrement ironique pour les dizaines d’utilisateurs turcs de Twitter qui sont en instance de jugement pour avoir tweeté à propos des manifestations de l’an dernier. » Trois utilisateurs ont en outre été inculpés pour « insultes » au Premier ministre. Ces 29 internautes sont les derniers d’une longue liste de dissidents poursuivis ou condamnés pour leurs publications sur les médias sociaux. La Turquie n’est pas le seul pays participant au Forum à avoir la main lourde en ce qui concerne la surveillance d’Internet, ainsi que le montre Amnesty International. Des militants présents à cette manifestation braqueront les projecteurs sur quatre autres pays qui s’en sont pris à des citoyens ayant exercé leur liberté d’expression en ligne ou dénoncé des atteintes au droit à la vie privée sur Internet. En Éthiopie, sept blogueurs risquent la peine de mort pour avoir partagé des informations sur la sécurité en ligne. Au Viêt-Nam, deux personnes purgent des peines de 10 et 12 ans de prison pour avoir écrit sur des violations des droits humains – et 32 autres internautes ont été arrêtés. En Arabie saoudite, le fondateur d’un site Internet a été condamné à 10 ans d’emprisonnement, 1 000 coups de fouet et une amende d’environ 203 000 euros pour avoir « insulté l’islam ». « L’Arabie saoudite, l’Éthiopie et le Viêt-Nam ont prononcé certaines des peines les plus sévères contre les personnes utilisant Internet pour partager et recevoir des informations », a déclaré Sherif Elsayed-Ali. « Ces condamnations doivent être annulées et chaque pays doit apprendre à faire preuve de beaucoup plus de tolérance face aux critiques formulées en ligne. » En révolutionnant l’accès à l’information, et en renforçant la transparence et l’obligation de rendre des comptes, la contribution d’Internet au développement des droits humains s’est avérée inestimable. Cependant, certains États ont eu tôt fait de commettre des abus, utilisant cette technologie pour réprimer la liberté d’expression, censurer les informations relatives aux violations des droits humains et mener une surveillance non ciblée des utilisateurs au nom de la sécurité, souvent en collaboration avec des entreprises. Ceux qui dénonce les abus de ce type sont eux-mêmes pris pour cibles. L’Américain Edward Snowden, actuellement en exil en Russie, encourt 30 ans de réclusion s’il est extradé vers les États-Unis, pour avoir fait des révélations sur la surveillance non ciblée effectuée à l’échelle mondiale par le gouvernement américain. « Au lieu de traquer Edward Snowden, le gouvernement américain devrait se concentrer sur la réforme de ses programmes de surveillance et mettre un terme aux atteintes injustifiées à la vie privée que cet homme a révélées », a déclaré Sherif Elsayed-Ali. « Si Internet a permis à la liberté d’expression de se développer dans de nombreux endroits où elle était étroitement contrôlée, il a également fourni aux gouvernements de nouveaux moyens d’espionner, de censurer et de faire taire leurs détracteurs. « Les États participant au Forum sur la gouvernance d’Internet doivent en tirer parti pour s’engager à mettre fin aux manœuvres d’intimidation et poursuites visant ceux qui font l’exercice de leur liberté d’expression en ligne. Ils doivent mettre un terme à la censure injustifiée, renverser la tendance à la surveillance illicite et non ciblée, et protéger les lanceurs d’alerte. » Cas et contexte VIÊT-NAM Deux blogueurs purgent actuellement des peines de 10 et 12 ans de prison pour des écrits publiés sur Internet. Nguyen Van Hai, alias Dieu Cay, et Ta Phong Tan, à l’origine du blog « Justice et Vérité », ont été condamnés en septembre 2012 pour « propagande » contre l’État, en vertu de l’article 88 du Code pénal vietnamien. Ils ont écrit sur un ensemble de sujets parmi lesquels les violations des droits humains, les injustices sociales et la souveraineté nationale. Ils font partie des membres fondateurs du Club des journalistes vietnamiens libres, créé en septembre 2007 afin d’encourager l’exercice de la liberté d’expression au Viêt-Nam face aux médias contrôlés par l’État. Par le biais de leurs écrits et de leur action, ils ont contribué à inspirer la nouvelle génération de journalistes citoyens, en défendant la liberté d’expression et en réclamant que le gouvernement vietnamien respecte l’obligation de rendre des comptes et fasse preuve de transparence. L’article 88 est un des passages rédigés en termes vagues de la section relative à la sécurité nationale dans Code pénal vietnamien. Les autorités l’invoquent fréquemment afin d’arrêter, de poursuivre et d’emprisonner des dissidents pour leur militantisme non violent, y compris des blogueurs, des défenseurs des droits des travailleurs et des droits fonciers, des disciples de certaines religions, des militants politiques, en faveur des droits humains et de la justice sociale, et même des auteurs de chansons. Ta Phong Tan est une ancienne policière. Elle a été arrêtée en septembre 2011. Alors qu’elle se trouvait en détention provisoire, sa mère est morte après s’être immolée par le feu devant des bureaux administratifs, désespérée par le traitement réservé à sa fille et à sa famille, qui était harcelée par les forces de sécurité. Ta Phong Tan n’a pas été autorisée à assister à ses funérailles. Nguyen Van Hai, journaliste, a initialement été emprisonné en avril 2008 sur la base d’accusations d’évasion fiscale motivées par des considérations politiques. Au lieu d’être libéré au terme de sa peine, en octobre 2010, il a été maintenu en détention aux fins d’une enquête plus approfondie, jusqu’au procès de septembre 2012. Tous deux sont détenus dans des conditions éprouvantes dans des prisons différentes situées à plus de 1 500 km de chez eux, ce qui rend les visites de leurs proches difficiles. Amnesty International les a adoptés comme prisonniers d’opinion. ÉTATS-UNIS Le 20 mai 2013, Edward Snowden, sous-traitant pour l’Agence nationale de sécurité (NSA), a quitté son domicile de Hawaï pour Hong Kong en emportant des documents des services de renseignement révélant l’existence de vastes programmes de surveillance mis sur pied par la NSA (États-Unis) et le Quartier général des communications du gouvernement (Royaume-Uni). Ces programmes espionnent la plupart des communications numériques dans le monde et entravent le droit à la vie privée à l’échelle mondiale. Amnesty International estime que nul ne devrait être inculpé, en vertu de quelque loi que ce soit, pour avoir dévoilé des informations portant sur des violations des droits humains perpétrées par le gouvernement. De telles révélations sont protégées par les droits à l’information et à la liberté d’expression. De hauts fonctionnaires américains ont cependant déjà condamné Edward Snowden sans procès, le déclarant coupable et le qualifiant de traître. Encourant 30 ans de prison s’il retourne aux États-Unis, il a obtenu l’asile temporaire en Russie. Les charges retenues contre lui au titre de la Loi sur l’espionnage sont obsolètes et ne permettent pas de prendre en considération les spécificités de son cas. Elles pourraient par ailleurs l’empêcher de construire sa défense en invoquant l’intérêt général comme motif de son action, conformément au droit américain. La possibilité qu’il bénéficie d’un procès équitable s’il revient aux États-Unis suscite en outre de sérieux doutes. D’autres personnes poursuivies aux États-Unis pour des faits similaires ont été détenues dans des conditions dont Amnesty International et des représentants des Nations unies estiment qu’elles s’apparentent à un traitement cruel, inhumain et dégradant allant à l’encontre du droit international. Outre le fait d’avoir inculpé Edward Snowden, les autorités américaines ont révoqué son passeport, ce qui représente un obstacle au droit de cet homme à circuler librement et à obtenir l’asile dans les pays qui lui offrent leur protection. Les États-Unis continuent à se reposer lourdement sur des gouvernements du monde entier afin qu’il ne puisse pas transiter par leur territoire ni voyager dans leur espace aérien. TURQUIE Vingt-neuf femmes et hommes de la ville d’Izmir, en Turquie, sont actuellement poursuivis pour avoir publié des tweets lors des manifestations ayant eu lieu l’an dernier à travers le pays. Ces 29 personnes sont accusées d’avoir « incité le public à enfreindre la loi » et sont passibles de trois ans de prison. Trois d’entre elles sont également accusées d’avoir « insulté » le Premier ministre, partie civile dans l’affaire. Les tweets en question indiquaient par exemple les lieux où la police recourait à la force contre les manifestants et les mots de passe pour les réseaux sans fil de la zone où se déroulait l’action de protestation, ou faisaient état d’opinions ou de messages de soutien aux manifestations. Aucun de ces tweets ne contenait d’incitation – ni d’indication de participation – à la violence. Aucun des éléments présentés à la justice ne prouve la commission d’« infractions » qui ne soient protégées en vertu des normes internationales relatives aux droits humains en matière de liberté d’expression. Trois audiences ont déjà eu lieu. Ces poursuites font craindre que les autorités n’essaient de dissuader d’autres personnes d’utiliser les médias sociaux dans ce pays où Twitter a brièvement été bloqué cette année. S’ils étaient emprisonnés, Amnesty International considérerait ces 29 internautes comme des prisonniers d’opinion. ARABIE SAOUDITE Après avoir pris conscience de l’importance des médias sociaux et du cybermilitantisme, les autorités saoudiennes ont lourdement investi dans les nouvelles technologies et les outils leur permettant de réprimer la libre expression en ligne. À la mi-2013, les autorités ont essayé de contrôler ou d’interdire purement et simplement l’ensemble des applications chiffrées basées sur les réseaux sociaux telles que Skype, WhatsApp, Viber et Line. Des dizaines de militants ont été forcés à fermer leurs comptes en ligne et à signer des documents dans lesquels ils s’engageaient à cesser leur action. De nombreux autres, notamment ceux qui ont refusé de mettre un terme à leur cybermilitantisme, ont vu leurs écrits utilisés contre eux dans des accusations forgées de toutes pièces. Raif Badawi est l’un de ces cybermilitants de premier plan dont les autorités ont essayé de faire un exemple. Il a été arrêté le 17 juin 2012, puis inculpé d’« apostasie », qui est considérée comme une infraction grave en Arabie saoudite et est passible de la peine de mort. Il a dans un premier temps été condamné à sept ans de prison et 600 coups de fouet pour avoir enfreint la loi saoudienne sur l’informatique, insulté les autorités religieuses dans ses écrits en ligne et publié les propos d’autres personnes sur son site Internet. Cette condamnation a toutefois été annulée en appel et l’affaire a été renvoyée devant le tribunal pénal. Le 7 mai 2014, ce tribunal a déclaré Raif Badawi coupable d’avoir « créé un site Internet », insulté l’islam et ridiculisé des figures islamiques, et l’a condamné à 10 ans de prison, 1 000 coups de fouet et une amende d’environ 203 000 euros. Il a par ailleurs été frappé d’une interdiction de quitter le pays pendant 10 ans après sa libération, et de toute activité dans les médias. Le juge a en outre ordonné la fermeture de son forum en ligne. Il a fait appel. Les chefs d’inculpation retenus contre Raif Badawi sont liés à des articles dont il est l’auteur, notamment un texte sur la Saint-Valentin (dont la célébration est interdite en Arabie saoudite) qui lui a valu l’accusation d’avoir tourné en dérision la Commission saoudienne pour la promotion de la vertu et la prévention du vice. Amnesty International le considère comme un prisonnier d’opinion et demande sa libération immédiate et sans condition. ÉTHIOPIE Le 17 juillet 2014, sept membres du collectif de blogueurs Zone 9 et trois journalistes indépendants ont été accusés d’infractions à caractère terroriste et d’« outrages à la Constitution » en Éthiopie. Soliana Shimeles, blogueuse, a été accusée par contumace, tandis que les autres – Befeqadu Hailu, Atnaf Berahane, Mahlet Fantahun, Zelalem Kiberet, Natnael Feleke, Abel Wabela, Tesfalem Waldyes, Edom Kassaye et Asmamaw Hailegeorgis – sont tous en détention depuis leur arrestation les 25 et 26 avril 2014. Ces personnes ont été appréhendées quelques jours à peine après que Zone 9 – dont le slogan est « on blogue parce qu’on y croit » – a annoncé qu’il reprenait ses activités après des mois de harcèlement et d’intimidation. Parmi les charges retenues contre eux figuraient la participation à des formations sur le codage des communications en ligne par le biais de l’utilisation du kit « Security in a box ». L’Éthiopie recourt régulièrement à la Loi relative à la lutte contre le terrorisme pour réduire au silence les voix dissidentes. Depuis son introduction en 2009, cette loi a été invoquée plus souvent contre des membres de partis politiques d’opposition, des journalistes indépendants et des manifestants non violents que contre un quelconque autre groupe. Amnesty International considère ces blogueurs et journalistes privés de liberté comme des prisonniers d’opinion, uniquement incarcérés pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression. L’organisation a demandé leur libération immédiate et inconditionnelle, et l’abandon de toutes les charges.