La polémique internationale sur la divulgation par Wikileaks de télégrammes de diplomates américains continue à faire rage. Le fondateur du site, Julian Assange, a été libéré sous caution au Royaume-Uni à la suite d’une demande d’extradition formulée par la Suède, tandis que plusieurs de ses sympathisants présumés auraient été arrêtés en raison de cyber-attaques visant des sites Internet ayant cessé de permettre à Wikileaks de recevoir des dons par leur intermédiaire. Certains des télégrammes de diplomates américaines divulgués récemment ont porté sur des faits présumés de corruption au Ghana et en Asie centrale, sur le meurtre d’un avocat en Irlande du Nord en 1989 et sur l’implication des États-Unis au Yémen. Amnesty International se penche sur certaines des questions ainsi soulevées en relation avec les droits humains. Le fait d’engager des poursuites contre Julian Assange pour avoir divulgué des documents du gouvernement américain constituerait-il une violation du droit à la liberté d’expression ? Le gouvernement américain a fait savoir dès juillet 2010 qu’il menait une enquête judiciaire sur les agissements de Wikileaks et de son fondateur, Julian Assange, concernant la diffusion de documents secrets. Un certain nombre de figures politiques américaines ont demandé que Julian Assange fasse l’objet de poursuites pénales. Amnesty International estime que l’ouverture de poursuites pénales ayant pour but qu’une personne privée soit sanctionnée pour avoir diffusé des éléments de preuve en rapport avec des violations des droits humains ne saurait être justifiée sous aucune circonstance. La même chose est vraie d’informations relatives à de nombreux autres sujets d’intérêt public. Un nombre considérable des documents rendus publics par Wikileaks semble au moins relever de ces catégories ; l’ouverture de poursuites se rapportant totalement ou partiellement à la divulgation de ces documents particuliers serait, de notre point de vue, contraire à la liberté d’expression. Le droit à la liberté d’expression est un droit fondamental reconnu sur le plan international, qui limite la capacité de l’État à empêcher la réception et le partage d’informations. Il échoit à l’État de démontrer qu’une quelconque restriction est à la fois nécessaire et mesurée, et ne menace pas le droit à la liberté d’expression lui-même. À notre connaissance, aucune action en justice n’a été intentée contre Julian Assange pour avoir diffusé ces documents. C’est pourquoi Amnesty International n’est pas en mesure de se prononcer sur les faits spécifiques qui pourraient lui être reprochés, aucune charge n’ayant été retenue. Une ingérence sur le terrain des paiements versés à Wikileaks par le biais de dons en ligne constituerait-elle une atteinte à la liberté d’expression ? Cette dernière semaine, Paypal, Visa et Mastercard ont privé leurs utilisateurs de la possibilité de faire des dons à Wikileaks en ligne, arguant du fait que Wikileaks se livre peut-être à des activités illégales. On a pu entendre que cette restriction est due aux pressions exercées par le gouvernement américain. Amnesty International ne dispose d’aucune information permettant de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse, mais insiste sur le fait que les gouvernements ne peuvent déroger à leur obligation de respect du droit à la liberté d’expression en essayant de faire indirectement ce qu’ils ne seraient pas autorisés à faire directement. Les entreprises, elles aussi, doivent veiller à ce qu’au minimum, leurs propres actions respectent les droits humains. Le fait d’engager des poursuites contre des employés du gouvernement américain pour avoir fourni des documents à Wikileaks constituerait-il une violation du droit à la liberté d’expression ? Accusé de diverses infractions – la divulgation d’informations relatives à la défense nationale, notamment – le soldat américain Bradley Manning se trouve actuellement en détention. Si les employés d’un gouvernement ont droit à la liberté d’expression, ils ont par ailleurs des devoirs dictés par leur qualité d’employé ; un gouvernement a donc plus grande latitude pour imposer des restrictions à ses employés qu’à des personnes privées recevant et/ou republiant une information. Cependant, Amnesty International s’inquièterait si un gouvernement cherchait à sanctionner une personne qui, pour des raisons de conscience et de manière responsable, a communiqué des informations qui lui semblaient légitimement constituer des preuves de violation des droits humains que le gouvernement cherchait à garder secrètes afin d’empêcher que les victimes ou le public n’apprennent la vérité sur les violations en question. Est-il légitime que les gouvernements fassent en sorte que les échanges et négociations diplomatiques restent confidentiels lorsqu’ils estiment que cela est dans l’intérêt national ? Les gouvernements peuvent bien sûr généralement essayer de garder leurs communications confidentielles en recourant à certains moyens techniques ou en imposant des devoirs à leurs employés ; il n’est en revanche pas légitime que des gouvernements invoquent de vastes concepts tels que la sécurité nationale ou l’intérêt national pour justifier la dissimulation d’éléments prouvant des violations des droits humains. Par ailleurs, une fois que ces informations sont aux mains de personnes privées, les États ne peuvent plus s’appuyer sur des considérations générales relatives à l’intérêt national pour justifier l’emploi de moyens coercitifs afin d’empêcher que de nouvelles révélations ne soient faites ou que les informations divulguées ne donnent lieu à des discussions. Le droit à la liberté d’expression autorise les États à ne limiter la liberté d’expression qu’à quelques très rares exceptions bien précises : sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques, ou respect des droits et de la réputation d’autrui. Cependant, même lorsque l’un de ces motifs peut être retenu, les États ne se voient pas accorder un blanc-seing leur permettant de garder des informations secrètes ou de sanctionner des personnes pour avoir rendu celles-ci publiques, en se contentant de les déclarer « confidentielles » ou d’affirmer qu’il est nécessaire de limiter leur diffusion car il s’agit d’une question de « sécurité nationale » : l’État doit démontrer que les mesures restrictives particulières qu’il a prises sont nécessaires et proportionnelles à la menace spécifique justifiant selon lui la restriction. Amnesty International est-elle préoccupée par la possibilité que les informations ainsi divulguées fassent du tort à certaines personnes ? Amnesty International a systématiquement demandé à Wikileaks de faire tout son possible afin de veiller à ce que nul ne soit exposé à un risque accru de violence ou d’autres violations des droits humains dans les cas où, par exemple, des personnes pourraient être identifiées dans ces documents comme étant des sources. Cependant, les risques de ce type sont à distinguer du risque que des représentants des autorités puissent être embarrassés en public ou sommés de rendre des comptes si ces documents révèlent leur implication dans des violations des droits humains ou d’autres formes d’inconduite. Les télégrammes diplomatiques divulgués par Wikileaks contiennent-ils des informations relatives aux droits humains ? Certains documents issus du Département d’État qui ont été diffusés confirment des violations des droits humains publiquement dénoncées par Amnesty International par le passé ou fournissent de plus amples informations sur celles-ci. Par exemple : Le télégramme diplomatique de février 2007 évoquant l’opposition des États-Unis à l’éventuelle délivrance par les autorités allemandes de mandats d’arrêt internationaux visant 13 agents de l’Agence centrale du renseignement (CIA), qui auraient joué un rôle dans la « restitution » et la disparition forcée de Khaled el Masri, recoupe des faits décrits dans divers rapports publiés par Amnesty International, le plus récemment dans celui intitulé Open Secret: Mounting Evidence of Europe’s Complicity in Rendition and Secret Detention (15 novembre 2010). Le télégramme de janvier 2010 faisant état d’une rencontre entre le président du Yémen et des représentants de l’armée américaine a confirmé les résultats de recherches effectuées auparavant par Amnesty International selon lesquelles un missile de croisière américain semble avoir été utilisé le 17 décembre 2009 dans le cadre d’une attaque visant le village d’al Maajala, dans le gouvernorat d’Abyan (sud du pays). Amnesty International a demandé au gouvernement américain de dévoiler le rôle qu’il a joué dans cet épisode – en dépit du fait que le gouvernement yéménite ait affirmé avoir mené l’attaque seul. Certains documents diffusés précédemment par Wikileaks concernant les guerres en Afghanistan et en Irak ont confirmé des informations dont d’autres sources nous avaient fait part. Amnesty International continuera à examiner et à citer des informations relatives aux droits humains provenant de documents mis en ligne par Wikileaks, de même que celles fournies par de nombreuses autres sources. Les efforts déployés afin d’extrader Julian Assange pour des infractions sexuelles qui auraient été commises en Suède sont-ils motivés par des considérations politiques ? Selon certaines informations reçues par Amnesty International, les accusations dont Julian Assange doit répondre en Suède sont sans lien avec la diffusion de documents par Wikileaks. Il a été dit que les autorités suédoises ou d’autres pays ne réservent pas à ce cas un traitement ordinaire, et que la façon dont l’affaire se déroule résulte du fait que Julian Assange est généralement pris pour cible en raison des agissements de Wikileaks. Pour l’instant, Amnesty International ne dispose d’aucune information qui lui permettrait de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Comme dans tout autre dossier pénal, le respect de la légalité doit être garanti, et Amnesty International suivra de près la progression de l’affaire. Quelle est la position d’Amnesty International sur la publication la plus récente de documents par Wikileaks ? Amnesty International salue les initiatives visant à faire passer dans le domaine public des informations relatives aux violations des droits humains. L’équipe de Wikileaks a publiquement annoncé qu’elle diffuserait progressivement, au cours des semaines et mois à venir, des milliers de documents ; Amnesty International examinera avec soin tout document semblant concerner des atteintes aux droits fondamentaux. Si les documents actuellement divulgués par Wikileaks ne sont pas tous en rapport avec des violations des droits humains, nous souhaitons insister sur le fait que le droit à la liberté d’expression recouvre le droit de recevoir et de partager toutes sortes d’informations, à quelques très rares exceptions.