Il faut instaurer la justice dans toute l’ex-Yougoslavie

Écrit par Nicola Duckworth, directrice du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International

Avec la reprise du procès de Radovan Karadzic devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, la justice pour les dizaines de milliers de victimes de Bosnie-Herzégovine fait de toute évidence un grand bond en avant. Cependant, quelques procès très médiatisés à La Haye peuvent-ils suffire à soigner les traumatismes provoqués par les violations des droits humains effroyables qui ont été commises par toutes les parties au conflit ?

Amnesty International a souligné à maintes reprises à quel point il était important que viennent s’ajouter aux interventions du Tribunal des initiatives concertées des pays de cette région du monde, pour enquêter sur les dizaines de milliers d’autres crimes qui ont été commis et en juger les auteurs présumés, notamment les suspects de moins haut rang contre lesquels le Tribunal ne peut engager de poursuites, par manque de moyens.

La reprise du procès de Radovan Karadzic a l’avantage de braquer de nouveau les projecteurs sur le tribunal de La Haye, dont la clôture des travaux a été fixée arbitrairement à l’année 2010 par le Conseil de sécurité des Nations unies. Nous nous demandons cependant avec inquiétude si ce qui est fait pour que les appareils judiciaires locaux soient en mesure de rendre la justice dans la région est suffisant. Des crimes tels que des meurtres, des viols et des déplacements forcés n’ont toujours pas été jugés treize ans après la fin de la guerre, et un grand nombre de victimes continuent de souffrir sans que la vérité n’ait été établie ni que des réparations n’aient été attribuées.

Nous ne sommes pas en train de dire que rien n’a été fait au niveau national pour enquêter sur les crimes commis pendant le conflit des années 1990 et poursuivre les responsables de ces agissements. Mais ces initiatives ont pâti des répercussions d’une volonté politique chancelante associée aux moyens limités des appareils judiciaires et à l’absence de coopération entre les différents pays pour la mise en commun des éléments de preuve ainsi que l’arrestation et l’extradition des accusés. Seuls un petit nombre de suspects sont jugés.

En Croatie, Amnesty International a critiqué l’absence d’enquêtes et de poursuites pour les crimes commis par l’armée et les forces de police croates, y compris le meurtre et la « disparition » de plus de 100 Serbo-croates dans la région de Sisak pendant la guerre de 1991-1995.

Les affaires monténégrines ont fait l’objet de manœuvres politiques d’obstruction, et l’efficacité des procédures nationales suscite des inquiétudes. Les poursuites dans l’affaire de la « disparition » de 83 Bosniaques n’ont pas progressé, tandis que les plaintes déposées au civil par les familles ont été rejetées par la Cour d’appel nationale.

En Serbie, les enquêtes progressent au ralenti et l’indépendance de la justice est sujette à caution. Seize ans après l’exode forcé de centaines de Croates de Voïvodine, qui a fait 14 morts, aucune investigation n’a été menée. Par ailleurs, lorsque des poursuites ont été engagées, les procureurs concernés par ces affaires ont fait régulièrement l’objet de menaces, et l’efficacité des programmes nationaux de protection des témoins est contestable.

Au Kosovo, il y a un manque d’enquêtes et de poursuites, en particulier pour les crimes de violence sexuelle ; les témoins ne sont pas protégés et les juges et procureurs internationaux sont de moins en moins nombreux. L’impunité reste de mise dans plus de 3 000 affaires de disparition forcée et d’enlèvement.

Une chambre chargée des crimes de guerre a été établie en Bosnie-Herzégovine avec le soutien de la communauté internationale, mais Amnesty International craint que le retrait prévu du personnel international porte un coup à l’efficacité de cette structure, à moins que des ressources et des programmes de formation suffisants ne soient fournis au personnel, aux juges et aux procureurs locaux. Si certaines affaires ont été jugées par des tribunaux de canton et de district, de sérieux doutes demeurent quant à la capacité de ces instances à gérer des affaires aussi complexes.

Au moment où les pressions se font de plus en plus fortes pour obtenir la fermeture du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il faut redoubler d’efforts pour renforcer les systèmes judiciaires nationaux pérennes. De même, la surveillance internationale des procès pour crimes de guerre doit se poursuivre jusqu’à ce qu’un véritable engagement politique et une réforme globale permettent aux tribunaux d’exercer la justice. La communauté internationale devrait user de l’influence qu’elle peut avoir dans ses relations avec ces pays pour exiger qu’il soit mis fin à l’impunité dans toutes les affaires de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Ce faisant, nous devons nous assurer qu’un soutien suffisant est apporté aux appareils judiciaires des différents pays de la région pour qu’ils soient en mesure de former du personnel local, de renforcer leurs moyens et de mettre en place des programmes de protection des témoins et des mécanismes d’établissement des faits et de réparation qui soient réellement efficaces.

S’il y a de fortes chances que le procès de Radovan Karadzic soit terminé avant la fermeture du Tribunal, il n’en reste pas moins que les procès devant cette instance sont insuffisants pour l’ensemble des victimes du conflit des Balkans. Il est de notre devoir de faire le nécessaire pour que leur droit à la justice et à la vérité et leur droit à réparation soient respectés. Sinon, le rétablissement de la justice dans toute l’ex-Yougoslavie restera une tâche inachevée. Et ce sont les milliers de victimes de crimes qui en paieront le prix.