EN IRLANDE, LES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS DU SEXE REVENDIQUENT LEURS DROITS
Depuis quelques années, on assiste à une prise de conscience massive de la part du public en matière de droits des femmes et de questions liées à l’égalité des genres et des millions de personnes à travers le monde ont participé au mouvement #MeToo pour exiger des changements. Cependant, une catégorie de personnes exposées au quotidien à des violations des droits humains en lien avec ces questions peine à se faire entendre du public et à faire connaître ses revendications.
Les travailleuses et travailleurs du sexe figurent parmi les personnes les plus marginalisées et stigmatisées dans nos sociétés. Les nombreuses violences et autres atteintes aux droits humains à leur encontre sont souvent le fruit de lois et de pratiques préjudiciables auxquelles s’ajoutent des barrières structurelles et systémiques, et notamment le racisme, la transphobie, les stéréotypes de genre et les inégalités socio-économiques.
En 2017, l’Irlande a modifié la Loi relative aux infractions à caractère sexuel et érigé en infraction l’achat de services sexuels, dans le but revendiqué de renforcer la lutte contre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle et de permettre aux travailleuses et travailleurs du sexe de dénoncer plus facilement les violences.
Cinq ans plus tard, tandis que le gouvernement irlandais examine les effets de la loi de 2017, les dernières recherches menées par Amnesty International mettent en évidence les répercussions nocives de la stigmatisation et du cadre légal en place en Irlande pour les travailleuses et travailleurs du sexe.
Ci-après, des travailleuses et travailleurs du sexe nous font part de leurs expériences, de leurs réflexions et de leurs revendications en vue de construire un monde meilleur, sans lois pénales injustes, sans violence et sans stigmatisation, dans lequel leurs droits fondamentaux et leur dignité seraient respectés et protégés.
**REMARQUE : Pour protéger l’identité de certaines des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus et conformément à leur souhait, nous utilisons un pseudonyme.
Santé et bien-être
Les travailleuses et travailleurs du sexe sont souvent victimes d’atteintes aux droits humains abjectes. Les personnes rencontrées nous ont expliqué qu’en Irlande, cette situation est en partie due aux lois qui les mettent en danger, les stigmatisent et les marginalisent au lieu de les protéger contre les violences.
En Irlande, la vente de services sexuels est légale mais les activités qui l’entourent ne le sont pas. Il est notamment interdit d’acheter des services sexuels. « Vanessa », une travailleuse du sexe irlandaise exerçant son activité dans la rue, nous a expliqué que la loi ne lui apporte pas davantage de sécurité car elle doit se cacher dans des lieux reculés et prendre davantage de risques, tout en ayant moins de chances de pouvoir trouver de l’aide :
« J’allais dans une impasse discrète pour que la police ne puisse pas me trouver, vous voyez, car on ne pouvait pas arriver en voiture dans le lieu où nous nous trouvions. Mais en même temps, je n’avais aucune issue, en cas de problème… C’était clairement en raison de la présence de la police sur la zone qui traquait les clients… Alors d’accord, ce n’est pas moi qui suis ciblée, mais cela a quand même comme effet que ma capacité de survie dépend de leur bon vouloir ».
En vertu de la disposition relative à la tenue de maison close prévue par la loi, les travailleuses et travailleurs du sexe qui se regroupent pour travailler dans le même logement afin d’assurer leur sécurité sont considérés comme tenant une maison close et risquent des amendes élevées et même des peines d’emprisonnement s’ils ou elles sont reconnus coupables. En louant un hébergement ou des locaux à des travailleuses et travailleurs du sexe, les propriétaires s’exposent également à des poursuites en vertu, d’une part, de cette disposition mais également d’une autre, qui érige en infraction le fait de « vivre des revenus de la prostitution ».
« Ce n’est pas juste… On n’a plus le droit de travailler si on est deux, ce qui est ridicule. Ne serait-ce que pour la sécurité. Mais aussi pour se tenir compagnie. C’est terrible qu’on interdise de travailler à deux », a déclaré « Ashley », une femme irlandaise d’une cinquantaine d’années.
« Je vous prie de retirer cette loi. Laissez-nous travailler ensemble, nous ne faisons aucun mal… C’est dangereux de travailler seule. Très dangereux », a ajouté « B », une personne roumaine de 31 ans exerçant le travail du sexe.
« J’avais l’impression en permanence que j’allais être prise sur le fait et bien sûr, je ne peux pas me permettre de perdre mon argent en payant des amendes ou quoi que ce soit du genre. Alors, oui, cette loi m’a vraiment complètement isolée… », a expliqué « Poppy », une étudiante de 24 ans, à propos des effets de la loi sur son bien-être.
Adeline, militante trans et intersexe et étudiante en thèse, nous a expliqué qu’elle et son épouse, également travailleuse du sexe, ont été expulsées de l’appartement dans lequel elles vivaient et travaillaient à Dublin en raison de ces lois.
Les agents de police ne travaillent jamais seuls mais les travailleuses et travailleurs du sexe n’ont pas le droit de travailler à plusieurs ?
Adeline, militante trans et intersexe
« Nous avons vraiment tout perdu… Nous avions mis tout ce que nous avions dans cet appartement, il était vraiment beau. Nous avons mis tout notre argent dedans, comme des imbéciles, et il ne nous restait rien. Pendant un certain temps, nous avons envisagé le suicide ; cela faisait longtemps que je n’y avais pas pensé aussi sérieusement. »
La crainte des persécutions et le profond manque de confiance vis-à-vis des services de police ont des répercussions sur la capacité des travailleuses et travailleurs du sexe à dénoncer les infractions à leur encontre.
« Si aujourd’hui je vivais dans mon appartement, qu’on était deux ou trois en même temps à le faire et qu’il m’arrivait quelque chose, je n’irais probablement pas voir la police parce qu’ils débarqueraient chez moi une semaine plus tard », a déclaré Trish, étudiante irlandaise de 35 ans.
« Nia », une femme métisse irlandaise de 26 ans, a souligné le rôle central joué par le racisme :
« Ce sont souvent les personnes étrangères qui sont poursuivies pour cela en Irlande… On me voit comme une étrangère, même si je ne le suis pas, et du coup, je risque davantage d’être poursuivie pour cela. »
« A. » est une personne migrante qui exerce le travail du sexe en solitaire et qui a été victime de trois incidents violents, et notamment d’un viol oral. Néanmoins, la possibilité d’aller voir la police est inenvisageable à ses yeux :
« Je veux obtenir la nationalité irlandaise. Un casier judiciaire représenterait un obstacle. Si je travaille avec quelqu’un d’autre, alors je cours un risque plus élevé. Personnellement, je préfère prendre des risques avec un client plutôt qu’avec un policier… Je ne veux pas aller en prison. Je me suiciderais plutôt que d’y aller. »
Pour une vie exempte de stigmatisation et de préjugés
Les travailleuses et travailleurs du sexe font campagne sans relâche contre la stigmatisation qui les poursuit, exacerbe les violences liées au genre à leur encontre et leur barre l’accès aux aides et aux services auxquels ils et elles sont éligibles.
« Peu de personnes savent que je travaille… Si les gens savaient qu’une travailleuse du sexe vit ici, ils seraient presque prêts à lui jeter des pierres pour la faire partir », a déclaré « Ashley ».
« On est stigmatisés et les gens nous traitent comme des rebuts », ajoute « M.R.T.R. », une femme irlandaise de 40 ans qui a été toxicomane et sans abri.
« Vanessa » décrit la façon dont les gens voient les travailleuses et travailleurs du sexe qui exercent dans la rue :
« Je pense que les opinions vont d’une vision très négative, du type, “vous êtes des pourritures, des ordures”, “vous êtes des criminels”, à l’image pitoyable et pathétique que les autres peuvent avoir. Et donc, la vision “gentille” des travailleuses et travailleurs du sexe dégouline de compassion. »
Partout, les cas de viol sont très peu signalés et les femmes et les filles sont touchées de manière disproportionnée par ses effets destructeurs. Aux barrières auxquelles se heurtent les travailleuses et travailleurs du sexe pour dénoncer les violences liées au genre, et notamment les viols, viennent s’ajouter des mythes renforçant la croyance dangereuse selon laquelle le consentement des travailleuses et travailleurs du sexe à des activités sexuelles est systématique. Consentir à une activité sexuelle ne signifie pas consentir à la violence.
Tout le monde peut être victime de viol, y compris les travailleuses et travailleurs du sexe.
“Neka”
« Je pense que pour beaucoup de gens, il y a cette idée que si on est travailleuse ou travailleur du sexe, on ne peut pas être victime de viol. Tout le monde peut être victime de viol, y compris les travailleuses et travailleurs du sexe », a déclaré « Neka », une travailleuse du sexe britannique de 27 ans résidant en Irlande.
S’assurer une place à la table des négociations
Pour nombre des travailleuses et travailleurs du sexe rencontrés dans le cadre du rapport d’Amnesty International, le principal problème en ce qui concerne l’examen mené actuellement sur les effets de la loi réside dans l’absence de consultation des travailleuses et travailleurs du sexe jusqu’à présent.
Il serait temps d’écouter les personnes qui savent vraiment comment cela se passe.
“Kristina”
« Il serait temps d’écouter les personnes qui savent vraiment comment cela se passe, qui savent de quoi elles parlent, pour une fois. »
« Kristina » est une étudiante et travailleuse du sexe de 22 ans qui réside à Dublin. Sa frustration est partagée par nombre de travailleuses et travailleurs du sexe qui voient trop souvent les lois et les politiques ayant une incidence sur leurs vies être décidées sans qu’on ne les ait consultés.
Les menaces auxquelles les travailleuses et travailleurs du sexe sont confrontés ne proviennent pas seulement de leurs clients ou d’autres personnes : c’est le système dans lequel ces personnes vivent, et dans lequel nous vivons, qui est à l’origine de la majorité des violences qui les touchent.
Comme le souligne le rapport d’Amnesty International, les lois censées protéger ces personnes aggravent les risques auxquelles elles sont confrontées, de même que d’autres facteurs structurels et systémiques tels que le racisme, la transphobie, la stigmatisation et des barrières socio-économiques. Compte tenu de la complexité du problème et de sa nature intersectionnelle, n’est-il pas évident que les personnes concernées en premier lieu devraient être consultées par l’État ?
Le fait de ne pas prendre en compte les épisodes de violence vécus par les travailleuses et travailleurs du sexe lors de l’élaboration et de l’évaluation des lois et des politiques qui les concernent a pour effet de les placer dans une situation encore plus dangereuse. Ainsi, « Aoife », une travailleuse du sexe de 29 ans, a été violée par un client :
« D’abord j’étais en colère contre le type qui m’a fait ça… Mais dans un deuxième temps, je me suis sentie très en colère contre la police et contre le gouvernement, les représentants politiques et l’État. Parce que si ce que j’ai subi a pu arriver, c’est à cause de ces lois. »
Il faut respecter les décisions individuelles des travailleuses et travailleurs du sexe
Nul ne doit être contraint de vendre des services sexuels et toute personne devrait avoir la possibilité de cesser d’exercer le travail du sexe si et quand elle le souhaite, mais les personnes qui décident de vendre des services sexuels pour gagner leur vie ont droit à la sécurité, à la dignité et à la protection de leurs droits fondamentaux.
Il s’agit vraiment de problèmes croisés…
“Aoife”
Les raisons amenant les personnes à exercer le travail du sexe sont souvent complexes et croisées. Des travailleuses et travailleurs du sexe nous ont dit que l’existence de circonstances difficiles n’annihilait pas leur capacité individuelle à prendre des décisions concernant leur propre vie.
« Il s’agit vraiment de problèmes croisés, quand on a des problèmes liés à l’identité de genre, à la situation migratoire, à toutes les choses que supposent la pauvreté, l’absence de domicile, le fait de devoir élever des enfants, d’être parent célibataire, je veux dire, la liste est sans fin… On fait le point sur sa situation et on se dit “OK, je dois faire ce genre de travail… Je n’ai pas accès à un revenu légal, ou je suis une personne migrante, ou une personne trans qui essaie d’accéder au système de santé, j’ai besoin d’une certaine somme d’argent…” Les gens prennent ce genre de décision dans ces situations », explique « Aoife », qui est une personne trans et non binaire.
« Vanessa », qui a été toxicomane et sans abri, nous a expliqué :
« Je ne pouvais même pas me payer des vêtements. Et je ne pouvais pas me procurer les produits les plus élémentaires. Alors, naturellement, j’ai pensé, à nouveau, je vais me tourner vers ce que je sais faire et parce que, vous voyez, après des années où j’étais censée travailler dans les services, le seul travail pour lequel j’ai vraiment touché de l’argent dans ma vie, c’est le travail du sexe… Et en fait, je suis aussi retournée travailler dans la rue en partie parce que je m’y sentais chez moi, je me sentais rejetée par cette société dans laquelle j’avais essayé de me faire une place. »
Adeline, qui est une personne trans et intersexe, estime que les personnes trans sont confrontées à une discrimination systémique dans l’accès à l’emploi et elle déplore que les points de vue et les opinions moralisateurs en faveur de l’interdiction du travail du sexe ne prennent pas en considération la réalité de leur situation.
« Il y a tout un tas de gens de la classe moyenne qui disent “Je ne pourrais même pas imaginer être travailleuse ou travailleur du sexe”. D’accord, mais si vous êtes à une certaine place, vous êtes bien obligé de l’imaginer… parce que vous n’avez pas d’autre choix pour survivre. Donc en résumé, on punit les pauvres à cause de l’incapacité de la classe moyenne à imaginer une situation… On exerce le travail du sexe pour survivre, parce que personne ne veut nous embaucher. »
De même, « Kiko », qui souffre de sclérose en plaques insiste sur les difficultés qu’elle rencontre pour exercer d’autres types de travail en raison de son handicap :
« Non seulement les personnes en situation de handicap ont une vie sexuelle mais certains et certaines d’entre nous vendent aussi des services sexuels parce que nous n’avons souvent pas accès au monde de l’emploi traditionnel. »
Les travailleuses et travailleurs du sexe invoquent les difficultés croissantes pour trouver et conserver un logement convenable en Irlande parmi les raisons qui amènent certaines personnes à commencer à vendre des services sexuels. « B », qui élève seule un enfant en bas âge, a pu percevoir l’allocation de chômage liée à la pandémie de COVID-19 mais elle a expliqué qu’avec un loyer mensuel d’environ 1 000 euros sans aide au logement, cette allocation est insuffisante. « C’est la raison pour laquelle je travaille », a-t-elle déclaré.
D’autres personnes comme « Bianca », une femme de 34 ans originaire du Brésil, n’ont guère d’autres choix hormis le travail du sexe pour couvrir leurs besoins financiers :
« J’étudie l’anglais en Irlande dans un institut d’anglais et j’exerce le travail du sexe en même temps. Je vais en cours de 9 h à 17 h et j’exerce le travail du sexe de 18 h à 23 h 30. »
La pandémie de COVID-19 exerce également une influence sur les décisions individuelles. « Rana », un homme de 33 ans, a expliqué :
« J’ai perdu mon emploi à cause de la pandémie. Je travaillais dans un entrepôt. À ce moment-là, je me suis retrouvé sans travail. Dans mon cercle amical, je connais des personnes qui exercent le travail du sexe et qui m’en ont parlé. Alors, j’ai commencé parce que je n’avais aucune source de revenus. Et c’était difficile de payer les factures et le reste. »
Il faut soutenir les droits humains des travailleuses et travailleurs du sexe
Les travailleuses et travailleurs du sexe ont le droit de vivre en sécurité, sans subir de violences, y compris des violences sexuelles, et d’accéder de manière équitable au logement, au système de santé et à la justice, comme tout un chacun.
Ce n’est pas un problème lié aux travailleuses et travailleurs du sexe. C’est un problème d’oppression.
“Five”
« La question n’est pas tant d’accorder « ceci » ou « cela » en particulier aux travailleuses et travailleurs du sexe. Au fond, ce n’est pas un problème lié aux travailleuses et travailleurs du sexe. C’est un problème d’oppression… Une vraie communauté est inclusive et apporte un soutien », souligne « Five », une travailleuse du sexe migrante.
Il est temps de faire preuve de solidarité envers les mouvements de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe, de plus en plus nombreux en Irlande et ailleurs.
Nous devons faire en sorte que ces personnes n’aient plus à subir la violence, le travail forcé ou la traite, que les États abrogent les lois qui criminalisent le travail du sexe et portent préjudice aux travailleuses et travailleurs du sexe, et qu’ils garantissent la protection de leurs droits fondamentaux.
Il est temps de mettre fin aux violences liées au genre, aux inégalités systémiques, à la pauvreté et à la discrimination qui touchent les travailleuses et travailleurs du sexe et d’autres et qui les marginalisent.
Rejoignez dès à présent le combat des travailleuses et travailleurs du sexe pour une société plus juste.