Bélarus. Le recul de la peur

Par Tatyana Movshevich

Mon tout premier séjour au Bélarus a eu lieu en octobre 2018. C’était à l’occasion d’une conférence étudiante en dehors de Minsk. Je m’y étais rendue avec une personne de mon entourage, et au cours d’une soirée, nous sommes allées en ville avec un groupe d’étudiants bélarussiens. Deux choses m’avaient alors particulièrement surprise : le sentiment de sécurité qui régnait dans la capitale bélarussienne à une heure avancée de la nuit – plus que dans ma ville de province en Russie, et bien plus qu’à Moscou qui, à l’époque, m’évoquait le Far West –, et le fait que les gens étaient réticents à parler du régime et de leurs libertés individuelles.

© tut.by

Le dernier jour de notre séjour, nous sommes allés flâner dans Minsk. En route vers la Bibliothèque nationale, tout récemment construite et déjà célèbre, la personne avec qui je voyageais a posé une question au chauffeur de taxi à propos d’Alexandre Loukachenko. Ce dernier a eu l’air mal à l’aise et n’a pas répondu, mais une fois devant la bibliothèque, il est descendu de son véhicule avec nous. « Éloignons-nous un peu de la voiture », nous dit-il à voix basse. « J’ai peur qu’ils écoutent lorsque je suis au volant ».

Nous nous sommes arrêtés près d’une barrière quelconque dans une rue fréquentée, et le chauffeur nous a dit : « Je déteste le régime. Il a causé beaucoup de tort à ma famille. Tout ce que je souhaite à mes enfants, c’est de quitter le pays. Le Bélarus n’a aucun avenir ». Il faisait froid, et alors qu’il regagnait sa voiture d’un pas lourd en frissonnant, fouetté par le vent piquant, il semblait écrasé par le désespoir et la peur. C’est aussi ce que dégageaient les passants, qui semblaient concentrés sur leur vie, soucieux de se préserver des ennuis à tout prix. Je connaissais bien cette ambiance ; après tout, j’avais moi-même grandi dans une société régie par l’apathie et la défiance généralisée. Mais là, j’avais l’impression d’être dans un autre univers. Toute cette après-midi passée à Minsk m’avait semblé irréelle.

Douze ans plus tard, les choses ont énormément changé au Bélarus. Du jour au lendemain, le pays s’est transformé d’une manière que bien des gens auraient été incapables d’imaginer. Après l’élection présidentielle, dont la plupart des observateurs s’accordent à dire qu’elle était truquée, des centaines de milliers de manifestant·e·s pacifiques sont descendus dans la rue pour dénoncer le régime d’Alexandre Loukachenko. Leur courage et leur force morale face aux brutalités policières et aux tortures subies à grande échelle ont fasciné des millions de personnes dans le monde entier. Il faut souligner qu’à peine quelques mois plus tôt, un grand nombre de ces personnes, si ce n’est la majorité, n’auraient même pas imaginé parler de libertés et de démocratie, et encore moins manifester. Elles n’auraient pas imaginé aider des victimes de tortures. Elles n’auraient pas imaginé descendre dans la rue inlassablement, malgré la peur et le traumatisme émotionnel.

À partir des récits de ces nouveaux militants et militantes du Bélarus, j’ai essayé de retracer une chronologie des événements d’août et des semaines suivantes. Ces entretiens ont souvent été enregistrés dans l’urgence, car ces militants se déplaçaient dans la ville, répondaient à des appels téléphoniques de bénévoles ou de familles de victimes, et subissaient les coupures d’accès à Internet.

Un grand nombre de prénoms ont été modifiés pour raisons de sécurité.

Élection présidentielle – Dimanche 9 août

Yulya, une comptable qui réside dans une ville des faubourgs de Minsk, n’avait jamais voté de sa vie avant cette élection présidentielle.

« En début d’année, je ne connaissais même pas la date de l’élection présidentielle. Ma vie était axée sur ma famille et mes amis proches, et la politique ne m’intéressait pas », déclare-t-elle. « Mais lorsque j’ai su que Viktar Babaryka et d’autres candidats à la présidence avaient été emprisonnés, je n’ai plus pu rester en dehors de tout cela et j’ai demandé à devenir observatrice électorale indépendante.

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Le jour de l’élection présidentielle, Yulya est arrivée au bureau de vote installé dans une école de village, à l’heure. Il n’y avait qu’un seul observateur sur place ; elle s’est assise, prête pour la journée qui l’attendait. Mais dès que le chef de la commission électorale a posé les yeux sur Yulya, celle-ci s’est sentie mal à l’aise et a demandé à d’autres observateurs de la rejoindre rapidement. Trente minutes plus tard, Yulya a appris que sa présence n’était plus requise et que le bureau de vote n’avait plus la place de l’accueillir, en raison des mesures liées au Covid-19. Elle devait donc quitter les lieux.

« Cette situation était totalement absurde. J’ai demandé à une personne retraitée qui était aussi observatrice bénévole et qui n’avait manifestement pas envie d’être là si je pouvais prendre sa place. Mais le chef de la commission a entendu notre échange et m’a jetée dehors. Bien sûr, je ne suis pas partie. Je me suis assise sur une chaise du porche de l’école et j’ai continué à compter les gens. Très vite, le chef de la commission m’a remarquée et a pris ma chaise, alors je me suis assise par terre », raconte Yulya.

« De nombreux électeurs m’ont demandé pourquoi j’étais assise par terre devant l’école, et mon histoire s’est sue très rapidement. Les gens m’apportaient à boire et à manger, et en l’espace de quelques heures, j’ai eu un tas de petites choses à grignoter ». Elle interrompt son récit pour réfléchir, et ajoute : « Ce soutien doit avoir exaspéré les autorités, car à 16 heures, le directeur de l’école est venu me demander de quitter l’enceinte de l’établissement ».

Yulya est partie sans protester, mais est restée derrière la clôture pour continuer à compter les électeurs. Une fois l’élection terminée, elle est retournée dans l’école pour s’enquérir du taux de participation et des premiers résultats obtenus par la commission électorale de ce bureau de vote.

« Cela ne correspondait pas du tout à mes observations. Il était indiqué qu’un total d’environ 200 personnes avaient voté, mais j’en avais compté plus de 400 », a déclaré Yulya.

« Sur le chemin du retour chez moi, j’étais bouleversée et en même temps pleine d’espoir quant à l’avenir. Si j’avais su… » Elle marque une pause et commence à pleurer. « Ce que j’ai vu au cours des jours qui ont suivi était pire que tout. Je ferme les yeux et je vois toute cette violence avec clarté, comme si elle se déroulait en ce moment même. C’était les jours les plus épouvantables de ma vie. »

Élection présidentielle – Dimanche 9 août au soir

Natallya, professeur de danse et réalisatrice originaire de la ville de Borisov, à 77 km de Minsk, rentrait chez elle tard le soir, après l’élection :

« Après la clôture du scrutin, je suis allée dans un bureau de vote pour prendre connaissance des premiers résultats et j’ai vu que la police emmenait des observateurs indépendants. Ensuite, je me suis rendue dans le centre-ville, où j’ai retrouvé de nombreux amis et connaissances. Tout le monde est sorti dans la rue, mais l’ambiance semblait paisible. J’ai parlé à quelques personnes ici et là, et puis je suis rentrée chez moi. Mais dès que je suis entrée dans mon appartement, j’ai entendu des cris ».

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Natallya s’est précipitée sur son balcon, d’où elle a vu des manifestant·e·s pacifiques et des passant·e·s en train de fuir la police antiémeutes et des hommes non identifiables vêtus d’uniformes noirs. Les forces de l’ordre et ces hommes en noir ont poursuivi un grand nombre de personnes désarmées. Toutes les personnes cernées ont été frappées et emmenées de force dans un fourgon de police.

« Il y avait deux jeunes hommes qui passaient en courant sous mon balcon. Ils étaient couverts de sang. Je leur ai dit de monter se cacher dans mon appartement, mais ils voulaient simplement rentrer chez eux, retrouver leur famille. Quelques minutes plus tard, j’ai vu la police encercler un couple âgé d’une vingtaine d’années à peine, un homme et une femme. Ils essayaient de parler aux agents en toute sincérité, de leur expliquer à quel point il était important pour eux de participer à des manifestations pacifiques. Mais la police leur a hurlé des grossièretés et les a emmenés quelque part. Je ne sais pas du tout ce qui leur est arrivé », déclare Natallya.

Malgré la coupure de l’accès à Internet, elle a commencé à rassembler méticuleusement des informations sur les événements et à les partager sur les réseaux sociaux ainsi que directement avec des amis au Bélarus et à l’étranger. Au cours des jours qui ont suivi, elle a également pris des photos et filmé des manifestations pacifiques et, avec d’autres bénévoles, elle a coordonné une aide aux familles des personnes détenues.

« Nous avons mis des gens en contact avec une organisation de défense des droits humains appelée Viasna, nous avons déposé des recours devant la Cour suprême et le procureur, et nous essayons d’en appeler à notre élu local. Désormais, tout le monde sait comment la totalité des services gouvernementaux devraient fonctionner et quels sont nos droits », ajoute-t-elle en souriant avec amertume.

10 et 11 août

Andreï, qui travaille dans le secteur des arts et de la culture, a participé à des manifestations pacifiques à Minsk dès le début des événements.

« Je transportais des flacons d’antiseptique et des bandages pour soigner les blessures des gens, parce que nous ne pouvions compter sur aucune aide. Heureusement, il y avait beaucoup de médecins et d’infirmier·ère·s parmi les manifestant·e·s. Une fois, j’ai vu une ambulance s’approcher de manifestant·e·s blessés, mais ce sont des policiers antiémeutes qui en sont descendus et pas du personnel médical », raconte Andreï.

« J’ai vu des gens se partager des masques à gaz lorsque des gaz lacrymogènes étaient lancés sur nous. C’était fait de façon très naturelle, comme si rien d’horrible ou d’extraordinaire n’était en train de se passer. Les gens ne montraient pas leur peur », ajoute-t-il.

Minsk a été l’épicentre des événements, mais le mouvement a regroupé des personnes luttant pour les libertés et l’obligation de rendre des comptes dans tout le Bélarus. Des artistes et des ouvriers, des agriculteurs et des fonctionnaires, et même des agents de police ont rejoint les rangs des manifestants. Avant les événements d’août, Valéry, comme tant d’autres personnes, ne se considérait pas comme un militant. Ingénieur employé dans une usine, il a décidé de s’impliquer dans le mouvement après avoir assisté de près à des brutalités policières :

« La police antiémeutes a organisé une provocation. L’un des policiers s’est fait passer pour un manifestant blessé, et a couru sur la grand-place de la ville en appelant à l’aide. Des gens se sont précipités vers lui et soudainement, des dizaines de policiers ont surgi. Ils ont violemment attaqué ces personnes et les ont poussées dans des fourgons ».

Valéry marque une pause, mais trouve l’énergie de continuer :

« Je ne m’étais jamais intéressé à la politique ni aux manifestations. En fait, je pensais que manifester était quelque chose d’extrême. Mais je n’aurais jamais imaginé voir de telles choses de mon vivant. Me rendre utile et aider les familles des personnes détenues m’est apparu comme une évidence. J’estime que personne ne devrait être livré à soi-même. Nous sommes la première génération à grandir sans crainte du totalitarisme et c’est à nous de créer notre avenir », dit-il.

Les premières semaines après l’élection

« Pour la première fois de ma vie, j’ai fait du bénévolat, c’était au cours du printemps. Le Bélarus était le seul pays d’Europe qui ne reconnaissait pas l’existence de la pandémie de Covid-19, et le gouvernement ne proposait ni aide ni protection. C’est dans ce contexte que des initiatives de fabrication d’équipements de protection individuelle (EPI) ont surgi, et je me suis jointe à l’une d’entre elles », raconte Alyona, spécialiste des ressources humaines.

« Après l’élection présidentielle, quelques-uns de mes amis, dont d’autres bénévoles, ont été détenus. Je me suis rendue au centre de détention d’Akrestsina, où des milliers de personnes arrêtées pendant les événements se trouvaient ».

À l’extérieur de cette prison tristement célèbre, Alyona a rencontré des familles de manifestant·e·s détenus et disparus. Les autorités n’ont fourni aucun nom ni aucune information, et les gens attendaient désespérément aux abords de la prison.

Alyona a agi rapidement. Elle a commencé à rassembler des noms et à compiler des listes de personnes détenues. Ces informations ont été publiées et mises à jour sur une chaîne Telegram, qui est très vite devenue l’une des principales bases de données relatives aux manifestant·e·s emprisonnés. Avec d’autres bénévoles, elle a aussi mis en place un campement de soutien, avec des tentes proposant de l’aide médicale, psychologique et juridique, et des camions de restauration rapide.

Les 10, 11 et 12 août, Alyona a entendu des gens crier à l’intérieur de la prison d’Akrestsina, mais elle n’était pas prête à voir ce qu’elle a vu.

« Le 13 août à l’aube, les premières personnes détenues ont été libérées. Les gardiens d’Akrestsina leur ont dit de ne parler à personne, et les ont menacées de les réincarcérer si elles désobéissaient à cet ordre. Lorsqu’elles sont sorties et qu’elles nous ont vus, elles se sont donc enfuies. Elles n’avaient ni leurs affaires ni leurs chaussures. Elles étaient grièvement blessées. Je me souviens d’un homme qui pleurait tout en s’enfuyant. « Pourquoi m’ont-ils fait cela ? Je n’ai fait de mal à personne », disait-il à travers ses larmes. Certaines personnes essayaient de s’enfuir alors qu’elles avaient une jambe cassée », se souvient Alyona.

La police a fini par comprendre que les bénévoles pouvaient être utiles et leur a demandé de trier les affaires confisquées aux manifestant·e·s pacifiques qui avaient été détenus.

« C’était répugnant de me trouver à côté des gardes d’Akrestsina, mais j’ai tenu ma langue et j’ai fait ce qu’on me demandait. Je le faisais pour les personnes détenues », ajoute Alyona brusquement.

Victime de flashbacks partout où elle se trouve, elle encourage tous les bénévoles à rechercher un soutien psychologique. Mais elle est catégorique sur le fait que ne pas aider autrui serait bien pire pour elle.

« Je n’arrive pas à penser à l’avenir. Pas maintenant. Je ne pense qu’aux tâches immédiates – comment me rendre utile auprès des victimes et de leur famille, comment faire ce que j’ai à faire au cours de ma journée ».

C’est à 54 km de Minsk, à la confluence de deux rivières, que se trouve la vieille ville de Jodzina. Mais ce n’est pas son emplacement pittoresque ni sa grosse usine automobile qui ont conféré à Jodzina sa récente notoriété. Il s’agit en effet de la ville où se trouve la prison où sont détenus de nombreux manifestant·e·s pacifiques transférés depuis le centre de détention d’Akrestsina. Comme ce qui s’était passé au cours des premiers jours ayant suivi l’élection à la prison d’Akrestsina, des bénévoles ont établi un vaste camp devant l’enceinte de la prison à Jodzina.

Anton, un informaticien, était l’un des bénévoles sur place. Ses missions consistaient à consigner les noms des détenu·e·s libérés, à rechercher les personnes disparues et à communiquer avec les familles dans l’attente.

« Les premiers jours, le chaos était total – des milliers de détentions, aucune aide organisée, et pas d’accès à Internet. Mais j’étais incapable de rester en place, de me concentrer, de travailler. Il fallait que je me rende utile. Le 14 août, au petit matin, je suis allé en voiture à Jodzina, où je suis resté quatre jours. Nous étions à pied d’œuvre jour et nuit », raconte Anton.

Certaines des personnes libérées étaient si choquées et traumatisées qu’elles étaient incapables de comprendre la moindre information. Anton leur a donné de l’eau, leur a proposé des cigarettes et leur a mis dans la poche un document A4 expliquant comment accéder aux différents types d’aide.

« Elles [les autorités] ont dit qu’Akrestsina n’avait pas envoyé les personnes les plus grièvement blessées à Jodzina, mais j’en ai pourtant vu quelques-unes. L’un des hommes relâchés avait le visage en bouillie. Des compagnons de détention l’avaient surnommé « Panda » tellement ses traits étaient déformés. J’étais à côté de ses parents lorsqu’il est sorti, et je n’oublierai jamais l’expression de leur visage. Leur sentiment d’horreur et leur colère, leur souffrance ».

Anton essaie de soutenir les personnes bouleversées par ce qu’elles ont vu, et espère arriver à surmonter son propre traumatisme un jour.

« L’autre jour, je discutais avec une autre bénévole, lorsque son ami est tombé sur nous. Nous étions en train de rire et de plaisanter, et à un moment, quelqu’un a parlé d’Akrestsina. Son ami nous a regardés et a commencé à sangloter sans pouvoir s’arrêter. J’ai compris qu’il y avait séjourné », dit Anton.

Aujourd’hui

Dans tout le Bélarus, les récits de torture et de harcèlement se transmettent de foyer en foyer. Figés dans leur douleur, les gens ont du mal à reprendre leur vie quotidienne. Et c’est peut-être parce que la répression contre les manifestant·e·s pacifiques est d’une telle ampleur que de plus en plus de personnes rejoignent la cause. Les manifestant·e·s se rassemblent dans les rues avec des fleurs et des ballons, enlèvent leurs chaussures pour se mettre debout sur des bancs publics, et dénoncent la violence. Ces personnes lancent des initiatives qui inspirent des millions de personnes et modifient irréversiblement leur rapport à la peur et à l’indifférence.

L’une de ces initiatives consiste en la mise en place d’une plateforme en ligne qui fournit gratuitement des provisions aux personnes touchées par la répression d’État. Yuka, un jeune entrepreneur et écologiste, a lancé et financé cette plateforme.

« J’étais en train de mettre en place une initiative contre le gaspillage alimentaire lorsque les manifestations ont éclaté. Il est devenu évident pour moi que tout le reste devait attendre et qu’il me fallait aider. J’ai donc acheté une cargaison de provisions et les ai apportées aux personnes qui attendaient devant la prison d’Akrestsina. Sur place, j’ai compris que cette aide devait être apportée directement chez les gens », raconte-t-il. « De nombreuses familles avaient perdu leurs moyens de subsistance – certaines personnes ont été licenciées ou sont devenues invalides, d’autres ne pouvaient travailler en raison de traumatismes psychologiques. J’ai donc lancé un site web de provisions gratuites à l’attention des personnes touchées par la crise en cours ».

Cela m’a pris du temps de convaincre les gens de passer des commandes. Certaines personnes étaient réticentes à l’idée de fournir leurs données personnelles, d’autres avaient honte de demander de l’aide. Mais finalement, le bouche-à-oreille a fonctionné et les commandes ont commencé à affluer.

« Au début, j’achetais et fournissais la nourriture tout seul. Maintenant, j’ai une équipe de bénévoles. L’un d’entre eux est un militant qui a commandé des provisions gratuites lorsqu’il a perdu son emploi. Une semaine plus tard, il m’a rappelé et m’a demandé s’il pouvait s’impliquer dans l’initiative », raconte Yuka avec fierté.

Depuis, le projet a pris de l’ampleur et le site comporte désormais une section où tout un chacun peut acheter des provisions et ainsi contribuer à aider une œuvre caritative. Tous les bénéfices sont versés aux victimes et à leur famille.

« En ce moment, la plupart des formes de financement participatif sont interdites au Bélarus. Mais notre projet a l’air de marcher. Pour le moment, du moins », ajoute Yuka en souriant.

« Je pense que tout le monde est en danger, mais je ne me complais pas dans la peur. Rester assis à ne rien faire est bien pire », ajoute-t-il.

Et de même que toutes les expériences de militantisme se ressemblent tout en étant différentes, chaque personne militante a son propre rapport à la peur.

« Je refuse la peur. J’assume sa présence, mais je ne la laisse pas empiéter sur moi. Je crois au pouvoir de la manifestation pacifique. Même si les agresseurs nous arrêtent et nous jettent en prison, d’autres personnes prendront notre place, et à la fin, leurs prisons déborderont. Les ressources de la violence ne sont pas illimitées, et je pense que leur système finira par s’effondrer », dit Andreï.

« Nous devons nous organiser pour continuer à vivre, après avoir traversé tout cela. Tous les soirs, j’ai peur – je pense à la police antiémeutes qui déambule dans les rues. C’est un peu comme ce jeu idiot, « La nuit tombe, la mafia se réveille ». J’ai peur des gens en uniforme, même des contrôleurs dans les transports publics. Cette peur affreuse s’est infiltrée sous ma peau. J’ai peur d’être la prochaine sur leur liste. Pourtant, je n’ai rien à perdre – ni argent, ni biens, ni pouvoir. Mais j’ai des millions d’amis dans tout le pays. L’avenir nous appartient », dit Natallya avec une étincelle dans les yeux.

Natallya a été arrêtée le 17 septembre et inculpée de participation à un événement de grande ampleur non autorisé. Elle a été accusée de s’être mêlée aux rangs des manifestant·e·s et d’avoir crié des slogans contre le gouvernement tout en tenant des ballons. Aucune preuve n’a été apportée. Natallya a passé 24 heures en détention, puis a écopé d’une amende.