Une purge irrémédiable ?

Les autorités turques ont licencié 130 000 personnes ces deux dernières années. La plupart de ces personnes n’ont pas été informées des raisons de leur licenciement.

« Imaginez qu’un jour vous vous réveilliez et que vous et votre femme ayez tous deux perdu votre emploi. Vos compétences ne vous permettent pas de faire autre chose. Vous ne savez pas comment vous allez vous en sortir. C’est la situation dans laquelle ma femme et moi nous sommes retrouvés… Personne [au travail] ne nous a rien dit, nous avons appris tout cela sur Internet. »

La citation ci-dessus est de Deniz*. Un matin comme les autres de septembre 2016, Deniz et sa femme Elif* ont reçu une terrible nouvelle. Sans avertissement et sans explication, ces deux enseignants ont tous deux été licenciés. Ils ont été pris de panique : sans emploi comment allaient-ils payer leurs factures, acheter de la nourriture ou subvenir aux besoins de leur famille ?

Des vies bouleversées

L’histoire de Deniz et Elif n’est malheureusement que trop commune. Ce ne sont que deux des quelque 130 000 fonctionnaires qui ont été sommairement limogés au titre d’une série de décrets pris au cours des deux ans d’état d’urgence en Turquie. Instauré après la tentative de coup d’État de 2016, l’état d’urgence a maintenant pris fin. Mais pour les personnes qui n’ont plus d’emploi, le calvaire est loin d’être terminé.

Ces personnes qui ont perdu leur emploi n’ont reçu aucune explication quant à leur renvoi. La seule information fournie par les autorités dans les décrets d’urgence était que ces personnes étaient licenciées parce qu’elles auraient des « liens » avec des groupes « terroristes ». Aucune autre explication ne leur a été fournie.

Au début, Deniz pensait qu’il retrouverait rapidement son travail, puisqu’il s’agissait de toute évidence d’un terrible malentendu : « Nous pensions qu’une enquête serait menée et que nous réintégrerions nos postes. Ma femme a fait l’objet d’une enquête pénale [et les charges] ont toutes été abandonnées. Et pourtant, nous sommes toujours dans la même situation deux ans plus tard. »

Pas de recours effectif

Dans un nouveau rapport intitulé Purged Beyond Return ? No Remedy for Turkey’s Dismissed Public Sector Workers, Amnesty International explique que l’État ne laisse pas aux fonctionnaires la possibilité de demander des réparations pour leur licenciement arbitraire. Ce rapport s’appuie sur les recherches menées précédemment sur ces licenciements et leurs conséquences et publiées par Amnesty International en 2017 dans le rapport No End in Sight: Purged Public Sector Workers Denied a Future in Turkey.

Comme des dizaines de milliers de fonctionnaires victimes de la purge en Turquie, Deniz n’a dans un premier temps pas été autorisé à faire appel de son licenciement. La commission d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence a été créée en janvier 2017 pour examiner les recours, mais n’a commencé à accepter les demandes qu’en juillet 2017 et a rendu ses premières décisions en décembre 2017, soit presque un an et demi après que les premières personnes ont été licenciées.

Plusieurs des fonctionnaires avec qui nous nous sommes entretenus nous ont parlé des difficultés auxquelles ils ont été confrontés lorsqu’ils ont déposé leurs demandes à la commission. Ils étaient face à une situation absurde : comment pouvaient-ils contester leur licenciement sans en connaître la raison. Ils ont donc dû formuler leur appel dans des termes vagues, ou pire, deviner pourquoi les autorités avaient décidé de les licencier.

Ayşegül*, dont le mari Ali* a été licencié de l’organisme public de télédiffusion TRT, a décrit la procédure d’appel : « Nous avons déposé un appel sans savoir exactement ce dont nous faisions appel. »

Forcer des fonctionnaires à fonder leurs appels sur des suppositions est seulement l’un des nombreux manquements que nous avons constatés dans le cadre des recherches pour notre rapport. Nous avons également découvert que la commission n’était pas réellement indépendante vis-à-vis des institutions, qu’elle utilisait des procédures d’examen longues, qu’elle ne donnait pas aux requérants la possibilité de réfuter efficacement les allégations dont ils faisaient l’objet, et qu’elle présentait la participation à des activités légales quotidiennes, par exemple déposer de l’argent dans une banque particulière ou inscrire un enfant dans une certaine école, comme « élément de preuve » pour confirmer des licenciements.

Nous avons aussi constaté que les personnes qui avaient retrouvé leur emploi étaient confrontées à de graves problèmes. Nous avons découvert que les indemnisations que ces personnes touchaient étaient inadaptées et que les personnes qui avaient réintégré leur poste et qui occupaient des postes de direction avant leur licenciement avaient été rétrogradées.

Il est clair que la commission ne constitue pas un recours effectif ou sérieux pour les fonctionnaires licenciés en Turquie. Il semblerait en effet que son rôle soit d’approuver les yeux fermer la grande majorité des licenciements plutôt que d’évaluer rigoureusement chaque cas. La commission a commencé à accepter les demandes d’appel il y 15 mois et n’a, à ce jour, examiné que 36 000 des 125 000 demandes déposées. Parmi les appels qu’elle a examinés, seuls 2 300 se sont soldés par des réintégrations.

Exclusion, isolation, dépression

Les noms des fonctionnaires licenciés sont publiés sur des listes jointes aux décrets exécutifs, ce qui a des conséquences sociales considérables et expose ces personnes à l’humiliation.

Deniz explique qu’il s’est senti traité en paria : « Les gens sont réticents au simple fait de vous dire bonjour. Vos voisins vous regardent différemment. Ils font semblant de ne pas vous voir dans la rue. Même si vous ne savez pas exactement de quoi vous êtes accusé, on vous sidère comme un “terroriste” et vous êtes complètement isolé, même des personnes dont vous êtes le plus proche. »

Mais les personnes qui ont perdu leur emploi ne sont pas les seules à souffrir des conséquences des purges. Ces licenciements en masse affectent également leurs familles :

« Mon fils fait des études d’ingénieur à l’université », a déclaré Ayşegül. « Il nous a dit que ses amis […] ne lui parlaient plus. Cette stigmatisation sociale a eu de telles conséquences sur ses études qu’il a même pensé à les abandonner. »

Un coût économique énorme, un impact psychologique indescriptible

L’impact financier de ces licenciements de masse a été particulièrement difficile à gérer pour beaucoup. Interdits à jamais de travailler dans le secteur public, les fonctionnaires licenciés doivent retourner vers un secteur privé impitoyable, où de nombreux employeurs sont réticents à l’idée que l’on sache qu’ils offrent du travail aux personnes licenciées par les autorités.

Cette pression financière, associée à la stigmatisation sociale qui accompagne le licenciement, a eu de graves conséquences psychologiques chez de nombreuses personnes. Après 16 mois sans emploi, Kerem*, un technicien en radiologie à l’hôpital, a réussi à réintégrer son poste cette année, la commission ayant conclu qu’il n’avait aucun lien avec des groupes terroristes. Ses séquelles psychologiques n’ont toutefois pas disparu.

« J’étais choqué quand j’ai appris que j’avais été licencié. Je ne m’y attendais pas du tout. Je n’avais rien fait de mal. Voir mon nom sur cette liste… a été terrible pour ma famille et moi. Je ne suis pas sorti de chez moi pendant huit mois. J’ai dû recevoir un traitement psychologique… La thérapie est toujours en cours. Tout cela m’est arrivé alors que je n’avais rien fait de mal. »

« J’ai deux enfants de 11 et cinq ans. Ils ont été psychologiquement traumatisés aussi… Des policiers sont venus perquisitionner notre domicile. Ils cherchaient des livres, des journaux ou des documents pour m’incriminer. Ils ont saisi mon ordinateur. Ils ont saisi mon téléphone. »

L’avenir ? Quel avenir ?

L’état d’urgence de deux ans en Turquie a finalement pris fin le 18 juillet 2018, mais pour des dizaines de milliers de fonctionnaires licenciés, la vie n’est pas revenue à la normale. Ils continuent de subir les conséquences de leur licenciement rendu public.

« Nous ne redeviendrons jamais les personnes que nous étions », a déclaré Cengiz*, un universitaire licencié pour avoir signé une pétition demandant la fin du conflit entre la Turquie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui dure depuis des dizaines d’années.

« J’ai été stigmatisé et empêché de poursuivre ma carrière universitaire. J’ai dû trouver du travail sur des chantiers de construction, car personne d’autre ne voulait m’embaucher. »

« L’une des valeurs les plus fondamentales est le sens de la justice. En Turquie, le système judiciaire est sous la coupe des responsables politiques… Il change en fonction du climat politique… Quand on commence à avoir l’impression que l’on ne peut plus [accéder à] la justice, on perd le sentiment d’appartenance à un pays. »

*Les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des personnes rencontrées.