Irina Maslova, Saint-Pétersbourg

Directrice du mouvement de défense des droits des travailleurs et travailleuses du sexe Silver Rose

Depuis le 25 mai 2018, les organes responsables de l’application des lois ont visiblement intensifié leur travail, en préparation de la Coupe du monde. Il semble que l’objectif soit de nettoyer la ville et de retirer les « personnes indésirables » des rues. Pour cela, ils ont recours à des manœuvres d’intimidation pour veiller à ce que les villes accueillant la Coupe du monde « fassent bonne impression » au monde. Comprenant qu’il n’y a pas d’alternative, la majorité des travailleuses et travailleurs du sexe ont décidé d’arrêter de travailler pendant la Coupe du monde, car la pression est devenue insupportable.

À chaque fois que des grands événements de ce type sont organisés, je ne suis plus traitée comme une citoyenne et une résidente de ma propre ville, et cela ne me plaît pas. Je me souviens très bien de mai 2003, lorsqu’un événement de commémoration du 300e anniversaire de la ville de Saint-Pétersbourg était prévu. Les autorités veulent toujours donner l’impression que tout va bien en Russie, et cela implique un nettoyage violent. À Saint-Pétersbourg, les « indésirables » ont été chassés juste avant les Jeux olympiques dans les années 1980. Les personnes marginalisées ont été envoyées au-delà du « 101e kilomètre », hors du centre-ville, où les touristes allaient rarement.

Notre mouvement Silver Rose, un mouvement de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe, a vu le jour lorsque nous nous sommes aperçus que des policiers, qui sont censés protéger la population, non seulement abusaient de leur pouvoir, mais devenaient également des agresseurs dispensés de rendre des comptes et agissant au-dessus de la loi. Nous étions en colère face au traitement inhumain que les autorités réservaient à une partie de la population. Au début, nous fonctionnions comme un petit groupe d’entraide. Puis, nous sommes devenus un mouvement en faveur des droits des travailleuses et travailleurs du sexe, exigeant santé, dignité et respect des droits humains.

J’ai pour objectifs de veiller à ce que la police protège correctement les habitants de cette ville, de parvenir à une dépénalisation du travail du sexe et d’obtenir l’abrogation de la loi qui interdit le travail du sexe.

En 2003, lorsque le travail du sexe est devenu illégal en Russie, j’ai été arrêtée et conduite au commissariat du raïon de Petrograd, où j’ai passé 48 heures en détention à l’isolement. Il pleuvait quand j’ai été arrêtée et il pleuvait quand j’ai été libérée. C’était la première fois que je ressentais au fond de moi-même ce qu’était la captivité. Ce n’était pas seulement une question de liberté. C’était aussi cette horrible odeur qui imprégnait ma peau et mes vêtements, que j’ai dû jeter après. Même après trois heures dans la salle de bain à me laver, je n’arrivais pas à me débarrasser de cette odeur. J’avais l’impression que je frottais ma peau jusqu’à l’arracher, jusqu’au sang, pour essayer de m’en débarrasser complètement et pour qu’une nouvelle peau se régénère.

Cette odeur me revient quand j’entends les histoires d’autres travailleuses et travailleurs du sexe ou quand je prends en charge des affaires de crimes contre ces personnes. Cette odeur est terrible, mais elle me donne l’envie de me battre. Défendre les droits des travailleuses et travailleurs du sexe est plus qu’un emploi pour moi : c’est ma mission et le travail de toute une vie. J’ai pour objectifs de veiller à ce que la police protège correctement les habitants de cette ville, de parvenir à une dépénalisation du travail du sexe et d’obtenir l’abrogation de la loi qui interdit le travail du sexe. Cette interdiction est la principale raison pour laquelle la dignité, la santé et les droits humains de millions de personnes en Russie sont bafoués. Elle n’a pas seulement pour conséquence de condamner des travailleuses et travailleurs du sexe à des amendes, elle est le fondement de tout le système de violence et de corruption.

La police mène des opérations d’« achat-arrestation » contre les travailleuses et travailleurs du sexe.  En d’autres termes, les policiers ont recours aux services de travailleuses et travailleurs du sexe, puis les arrêtent pour avoir fourni ce service. Cela s’accompagne généralement de violences physiques et de manœuvres d’intimidation psychologique : les policiers menacent de « dénoncer » les travailleuses et travailleurs du sexe à leurs amis et leur famille, de les stigmatiser ou de faire venir des caméras de télévision pour montrer comment les « prostituées sont arrêtées ».

S’ensuit de la violence pure et simple : des descentes dans les domiciles et la confiscation d’objets de valeur, d’argent, d’appareils électroniques, d’effets personnels et de produits cosmétiques. Les policiers volent la literie, la nourriture dans le frigo, le papier toilette, la lessive. C’est du vol et de l’abus d’autorité.

Au titre de la loi, la détention administrative ne peut durer que trois heures. Mais en réalité, les travailleuses et travailleurs du sexe sont détenu-e-s pendant des périodes pouvant aller jusqu’à trois jours, durant lesquels ces personnes sont forcées à faire des déclarations pour s’incriminer elles-mêmes. Seulement 10 à 30 % de ces déclarations sont présentées à un tribunal, car les travailleuses et travailleurs du sexe préfèrent payer pour éviter les procédures judiciaires. Les amendes peuvent coûter 10 fois moins cher qu’un pot-de-vin (25 à 30 dollars des États-Unis contre 80 à 250). Mais alors, pourquoi les travailleuses et travailleurs du sexe paient-ils pour être libérés ? Parce qu’une amende n’est qu’une amende, alors que la détention n’est jamais effacée. Les gens achètent leur liberté.

En plus d’imposer des amendes, le ministère de l’Intérieur a une base de données fédérale spéciale. Ces informations ne disparaissent jamais. Et par conséquent, les travailleuses et travailleurs du sexe ne peuvent pas obtenir un autre emploi, car de nombreuses grandes entreprises vérifient que leurs candidats n’apparaissent pas dans ces bases de données. Cela a des conséquences non seulement pour les travailleuses et travailleurs du sexe, mais également pour leurs proches. Les enfants de « mère prostituée », comme on nous appelle, ne peuvent pas s’inscrire à l’École de police et ne peuvent pas intégrer le régiment du Kremlin. C’est une privation de leurs droits humains. Et c’est comme ça depuis plus de 70 ans.

À partir de fin avril 2018, à l’approche de la Coupe du monde de la FIFA, les autorités ont commencé leurs opérations de « nettoyage » à Saint-Pétersbourg. Je pense que des mesures plus sévères seront bientôt prises. Plusieurs commerces de travailleuses et travailleurs du sexe ont reçu l’ordre de fermer pour une période très spécifique. Les personnes qui travaillent depuis longtemps dans ce domaine ont prévu de prendre des vacances pendant la Coupe du monde. Elles quitteront la ville et je pense que c’est la meilleure chose à faire.

Pendant les Jeux olympiques de Sotchi en 2014, nous nous attendions au même phénomène. Je voulais y aller pour protéger les autres travailleuses et travailleurs du sexe. Mes avocats ont essayé de m’en dissuader. Et ils avaient raison. Quand j’y suis allée, je n’ai pas pu aider les autres et j’ai fini par être arrêtée.

Certains chiffres non officiels couvrant de nombreuses années estiment à trois millions le nombre de travailleuses et travailleurs du sexe en Russie, et à 30 millions le nombre de clients. Les gens vont et viennent, mais les chiffres restent les mêmes. Malgré les chiffres élevés, aucun programme de prévention n’existe, l’éducation sexuelle est inexistante et les autorités essaient de la remplacer, notamment en mettant en place des programmes de réduction des risques et en appliquant des prix élevés aux préservatifs. Cela a entraîné une épidémie de VIH que le gouvernement refuse de reconnaître.

Dès que la Coupe du monde sera terminée, tout s’effondrera ici. Le Fonds mondial de lutte contre le sida qui soutient des organisations proposant des services liés au VIH en Russie depuis 14 ans quittera le pays en juillet et personne ne sait s’il reviendra. La Russie contribue au Fonds mondial de lutte contre le sida pour lutter contre la maladie dans le monde, mais maintenant, les organisations qui travaillent et font campagne ici en Russie sont considérées comme des « agents de l’étranger » si elles reçoivent de l’argent du Fonds mondial. Il ne reste que 10 organisations proposant des programmes sérieux et efficaces de réduction des risques. La Russie a le troisième taux de prévalence du VIH le plus élevé au monde. J’ai peur que le pays prenne rapidement la première place si ces organisations sont obligées de fermer.

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Président @PutinRF_Eng, ne gâchez pas la #Coupedumonde2018. Protégez les défenseur-e-s des droits humains #TeamBrave