Cameroun : Plaisanterie de potache et conférence de presse interdite

Ces deux dernières années, Amnesty International a organisé trois grandes conférences de presse au Cameroun à l’occasion de la publication de rapports. Chacune, jusque-là, s’était bien déroulée. C’est pourquoi pour l’organisation, l’interdiction le 24 mai, de celle qui allait devenir la quatrième rencontre avec les médias, constituait davantage une surprise qu’un drame.

Le vrai drame, au pays de Jean Michel Kankan, cet humoriste qui a fait rire plus d’un Africain, est le sort de trois jeunes Camerounais : Fomusoh Ivo Feh, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob. Agés de moins de 30 ans, ces trois étudiants sont déclarés coupables de «non-dénonciation d’actes terroristes» le 02 novembre 2016 et condamnés à dix ans de prison pour… avoir partagé par SMS une plaisanterie sur le groupe armé Boko Haram.

Ils ont reçu le soutien de centaines de milliers de personnes dans le monde, ayant écrit plus de 310 000 lettres et pétitions demandant au président Paul Biya leur libération. Amnesty International était à Yaoundé pour délivrer ce message mondial afin que ces étudiants puissent enfin être libérés, retrouver leurs familles et réaliser leur rêve de pouvoir continuer leurs études et trouver un emploi.

Les deux mamans meurtries n’ont pas pu retenir leurs larmes

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L’agitation et la crispation autour de cette conférence de presse n’avaient pas lieu d’être. Le motif de «trouble à l’ordre public» invoqué pour justifier, a posteriori, l’interdiction prête à sourire. Quel ordre public pouvait bien être troublé par la présence du frère de Fomusoh, la mère de Nivelle et celle de Levis, venus de Limbé pour raconter à la presse leur douleur.

Empêchées par les agents de police de parler, dans le hall de l’hôtel, aux journalistes téméraires restés pour collecter des témoignages, et contraintes de répondre à leurs questions sur le trottoir à l’extérieur, les deux mamans meurtries n’ont pas pu retenir leurs larmes. A l’injustice infligée à leurs fils s’ajoutait le déni de parole.

La frustration de ne pas pouvoir mener une activité planifiée dont la demande d’autorisation était envoyée depuis la semaine précédente au préfet de Yaoundé 1 comme l’exige la loi, et soigneusement préparée dans une salle réservée et apprêtée la veille, paraissait bien dérisoire à côté de ce que ces familles endurent. De même que notre exaspération face aux circonvolutions des responsables de l’hôtel, pourtant bien fréquenté et ayant pignon sur rue à Yaoundé, qui finiront par admettre avoir reçu l’ordre de ne pas ouvrir la salle. Ou encore notre incrédulité face à plus d’une dizaine d’agents de police, certains en civil, occupant un coin du bar de l’hôtel, talkie-walkie à la main, pendant que d’autres, armés, assis à l’extérieur, veillent au grain.

Les uns comme les autres, sont pourtant incapables de brandir le moindre justificatif écrit d’interdiction. Lorsque finalement un document nous sera présenté, il s’agira de l’interdiction d’une autre rencontre prévue… dans l’après-midi, et non de notre conférence de presse.

Nous avons pu, face à une telle situation, briefer les journalistes présents sur la transparence de la démarche d’Amnesty International qui a respecté toute la procédure légale en matière d’organisation de réunion publique, et faire passer le message principal qui est et demeure la mobilisation mondiale pour la libération de ces trois jeunes et le respect des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme.

Cela n’empêchera pas pour autant Issa Tchiroma, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement de déclarer, une fois la nouvelle de l’interdiction partagée sur les réseaux sociaux et les dépêches d’agences publiées, que : « si une manifestation constitue une menace à l’ordre public, les autorités ont le droit de l’interdire.»

Les autorités, que nous avions vainement tenté de rencontrer, avaient donc décidé non seulement de priver les familles de la possibilité de s’exprimer, mais aussi aux délégués d’Amnesty International de rendre une seconde visite à ces trois jeunes le 25 mai à la prison principale de Yaoundé.

Malgré un « permis de communiquer » valable six mois et délivré par le commissaire du gouvernement près du tribunal militaire de Yaoundé, cette visite ne leur sera pas autorisée sur « ordre de la hiérarchie ». 

Pourtant, une première visite avait déjà été possible avec ce même document, deux jours plus tôt. Amnesty International y avait rencontré Ahmed Abba, le journaliste de RFI en langue Haoussa condamné aussi, comme les trois jeunes, à dix ans d’emprisonnement, des détenus politiques camerounais Me Harissou et Aboubakar Sidiki, et Fomusoh Ivo Feh, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob.

Plaisanter, fût-ce sur le groupe armé Boko Haram, n’est pas un crime

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Nous sommes heureux qu’Ivo, Nivelle, Levis et Ahmed gardent malgré tout le moral et restent optimistes. Pour eux, comme pour les centaines de milliers de personnes dans le monde qui se sont levées pour réclamer leur libération, plaisanter, fût-ce sur le groupe armé Boko Haram, n’est pas un crime. Une plaisanterie de potaches n’aurait jamais dû conduire à une arrestation et à une déclaration de culpabilité.

Les trois étudiants ont fait appel de leur condamnation et de leur peine. Le procès en appel a été repoussé à plusieurs reprises et est maintenant prévu pour le 15 juin prochain. Ceux qui se mobilisent dans le monde pour leur libération gardent l’espoir de voir, ce jour-là, ces trois prisonniers rejoindre leurs familles et poursuivre leurs études.

L’original de ce billet de blog a été publié par Jeune Afrique