643 hommes irakiens ont disparu il y a un an : où sont-ils ?

Au moins 643 hommes et garçons irakiens de Saqlawiya (province d’Anbar) en Irak ont disparu il y a plus d’un an, lorsqu’ils ont été enlevés par les Unités de mobilisation populaire, un groupement de milices. Les enlèvements ont eu lieu pendant des opérations militaires visant à reprendre Fallouja et ses environs qui étaient sous contrôle du groupe armé qui s’est autoproclamé État islamique (EI). Depuis, leurs familles vivent dans la souffrance, ignorant si leurs proches sont en sécurité, ou même s’ils sont vivants.

Que s’est-il passé ?

D’après des témoignages recueillis par Amnesty International auprès de personnes ayant été enlevées, de témoins ou de proches de personnes ayant été victimes de disparitions forcées, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant la région de Saqlawiya le 3juin 2016 au matin ont été interceptés par des hommes armés de mitrailleuses et de fusils d’assaut. Des témoins ont identifié les hommes armés comme faisant partie des Unités de mobilisation populaire, grâce aux emblèmes sur leurs uniformes et leurs drapeaux.

Les hommes armés ont séparé les femmes et les jeunes enfants d’environ 1 300 hommes et garçons plus âgés considérés comme étant en âge de se battre. Ils ont conduit ces hommes et garçons dans des bâtiments, des garages et des magasins abandonnés dans les environs et ont confisqué leurs documents d’identité, leurs téléphones, leurs bagues et leurs objets de valeur. Plus tard, les hommes armés les ont ligotés les bras dans le dos à l’aide principalement de menottes en plastique.

À la tombée de la nuit, plusieurs bus sont venus s’ajouter à un grand camion déjà garé et ont été utilisés pour emmener une partie des personnes détenues. On ignore toujours ce qu’il est advenu des hommes et des garçons emmenés dans ces véhicules.

Dans la nuit, les autres hommes ont été emmenés par groupes vers un lieu que les survivants appellent « la maison jaune » (al-beit al-asfar), où ils ont été soumis à des actes de torture et d’autres mauvais traitements, privés de nourriture et d’eau et empêchés d’utiliser les sanitaires. Des survivants ont déclaré qu’ils avaient été frappés sur tout le corps et la tête à l’aide de câbles et de barres métalliques, de pelles et de bâtons, et qu’ils avaient vu d’autres détenus mourir des suites d’actes de torture, et que d’autres avaient été emmenés dans la nuit et qu’ils ne les avaient jamais revus.

Mes frères disparus ont été emmenés dans la première vague de transports… J’essaie de rester fort pour leurs proches, je leur dis de ne pas perdre espoir et de continuer de prier, mais j’ai peur, surtout après ce que nous avons vécu dans la “maison jaune”. Des gens sont morts battus, d’autres ont été abattus et certains sont morts de soif.

Un agriculteur de Saqlawiya qui a survécu à la maison jaune

Et ensuite…

Les autorités irakiennes ont mis en place deux commissions :

1-     Le 5 juin 2016, le bureau de Premier ministre Haider al Abadi a mis en place une commission destinée à enquêter sur les disparitions et les atteintes commises dans le cadre des opérations militaires pour reprendre Fallouja.

2-     Le gouvernement de la province d’Anbar a en outre mis en place une commission d’enquête qui a publié des conclusions le 11 juin 2016 indiquant que 643 hommes et garçons déplacés de la région de Saqlawiya avaient disparu. La commission a présenté ses conclusions au Premier ministre irakien pour qu’une nouvelle enquête soit menée et que des mesures soient prises.

Les déclarations d’Amnesty :

Dans un rapport publié le 18 octobre 2016, Amnesty International a exprimé son inquiétude quant au fait que le gouvernement n’ait pas pris de mesures pour protéger les victimes et les témoins, d’autant plus que parmi les membres de la commission figurent des membres des forces de sécurité qui pourraient avoir été impliqués dans des violations. Ainsi, certains témoins peuvent avoir hésité à se manifester et à témoigner car ils craignaient pour leur sécurité.

Le 16 juin et le 21 septembre 2016, Amnesty International a adressé un mémoire au bureau du Premier ministre, demandant des informations sur les mesures prises pour enquêter sur les violations présumées commises dans le cadre des opérations militaires lancées le 23 mai pour reprendre Fallouja et ses environs.

Amnesty International a appelé à maintes reprises les autorités irakiennes à :

  • Révéler ce qu’il est advenu des personnes soumises à une disparition forcée par les Unités de mobilisation populaire et les forces de sécurité irakiennes, ainsi que le lieu où ces personnes se trouvent
  • Veiller à ce que les enquêtes sur les allégations de torture, de disparitions forcées, d’enlèvements et d’homicides soient minutieuses, impartiales et indépendantes
  • Rendre publiques les conclusions de la commission mise en place par le Premier ministre et amener les responsables à rendre des comptes, quels que soient leur rang et leur affiliation
  • Au plus haut niveau de l’État, reconnaître publiquement l’ampleur et condamner la gravité des crimes de guerre et violations des droits humains commis pendant les opérations de Fallouja

Mais cela n’a servi à rien.

L’organisation n’a toujours pas reçu de réponse des autorités irakiennes.

On ignore si les conclusions de la commission mise en place par le bureau du Premier ministre ont été rendues publiques ou transmises aux autorités judiciaires.

Fin mai 2017, des chercheurs d’Amnesty International ont été en contact avec des familles de camps de personnes déplacées dans la province d’Anbar. Elles ont déclaré qu’elles ne savaient toujours pas ce qu’il était advenu de leurs proches et qu’aucun représentant du gouvernement central irakien ne les avait contactées depuis l’année dernière.

Un homme déplacé dont le frère de 26 ans, Ibrahim Hameed Hussein, et les deux cousins de 24 et 31 ans sont toujours portés disparus a déclaré à Amnesty International qu’un an après leur disparition, sa famille ne savait toujours pas ce qui leur était arrivé : « Laissez-le juste revenir vers ses enfants. C’est tout ce que nous demandons. »

Un représentant du gouvernement local de la province d’Anbar a indiqué à Amnesty International que les familles des hommes disparus s’étaient heurtées à des obstacles administratifs lorsqu’elles avaient essayé de signaler la disparition de leurs proches à des tribunaux locaux.

Passez à l’action

Demandez au Premier ministre, Haider al-Abadi : « où sont-ils ? ».

Envoyez un tweet au Premier ministre irakien :

643 Irakiens d’Anbar ont disparu depuis un an : où sont-ils, @HaiderAlAbadi ?

Complément d’information

La disparition forcée de centaines d’hommes à Saqlawiya en juin 2016 n’est pas un incident isolé. Depuis l’apparition de l’État islamique et d’autres groupes armés en Irak, notamment Al Qaïda, des milliers d’hommes et de garçons sunnites ont été soumis à des disparitions forcées par les forces de sécurité irakiennes et des milices soutenues par l’État, dans un contexte de conflit armé continu, d’insécurité et de tensions communautaires grandissantes.

Les disparitions forcées n’affectent pas seulement les victimes elles-mêmes – qui sont coupées du reste du monde et risquent d’être victimes d’un vaste éventail d’atteintes (notamment la torture et les homicides) – mais également leurs familles qui, pendant des mois et même des années, vivent dans l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il est advenu de leurs proches. Amnesty International a constaté que les proches des victimes ne reculent devant rien pour découvrir ce qu’il est arrivé aux personnes disparues en Irak. Ils s’adressent aux organes de sécurité, déposent des plaintes et signalent la disparition de leurs proches auprès de la police et des tribunaux, paient des sommes exorbitantes à des intermédiaires ayant des liens avec des représentants des milices ou du gouvernement, demandent des informations aux prisons et à d’autres centres de détention, aux hôpitaux et aux morgues, s’adressent à des organisations humanitaires et de défense des droits humains, et montrent des photos de leurs proches disparus à d’anciens détenus dans l’espoir qu’ils puissent les identifier. En Irak, le gouvernement est resté indifférent et n’a pris aucune mesure face aux recherches désespérées des proches de victimes.

Amnesty International a recueilli des informations sur des dizaines de disparitions forcées depuis 2014 dans les provinces d’Anbar, de Bagdad, de Diyala et de Salahuddin. Le 21 septembre 2016, l’organisation a envoyé au Premier ministre Haider al Abadi des informations sur 105 cas de disparitions forcées ayant eu lieu entre septembre 2012 et août 2016, et lui a demandé de veiller à ce que des enquêtes indépendantes et impartiales soient menées dans les plus brefs délais, en vue de déterminer ce qu’il est advenu des personnes disparues et de traduire les responsables présumés d’infractions en justice dans le cadre de procès équitables.

Les enquêtes précédemment menées par le gouvernement sur les atteintes commises par les Unités de mobilisation populaire n’ont par ailleurs pas offert de remèdes et de réparations aux victimes. Par exemple, à la connaissance d’Amnesty International, les conclusions des enquêtes annoncées sur les homicides illégaux et les autres violences commises par les Unités de mobilisation populaire dans le village de Barwana et la ville de Muqdadiya (province de Diyala) respectivement le 26 janvier 2015 et le 11 janvier 2016 n’ont jamais été rendues publiques et aucun membre des Unités de mobilisation populaire n’a été amené à rendre des comptes.