Avertissement : l’article ci-dessous reflète un point de vue de Jason Wright et non un point de vue d’Amnesty International. Tous les anniversaires ne sont pas à célébrer. Le 11 janvier 2015, marque les 13 ans de l’ouverture du centre de détention américain de Guantánamo. En tant qu’officier de l’armée américaine et avocat militaire, j’ai pu constater par moi-même que ce centre ne reposait pas sur les fondements de la justice, mais sur le péché originel de la torture.
Au total, 779 hommes et jeunes hommes musulmans ont été emprisonnés à Guantánamo. Beaucoup se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment et ont été capturés en Afghanistan ou ailleurs, sur la base de faux renseignements et de récompenses. Constatant que des innocents avaient été pris dans ce système de primes, les administrations de George W. Bush et de Barack Obama en ont libéré 652. Pourtant, à ce jour, 127 hommes sont encore retenus dans cette colonie pénitentiaire isolée. 63 ont été déclarés libérables depuis plusieurs années mais y demeurent encore. C’est le cas de Shaker Aamer, résident britannique, détenu depuis février 2002 sans inculpation ni procès. Depuis son arrestation en Afghanistan, et jusqu’à aujourd’hui, il a subi tortures et mauvais traitements, et son état de santé physique et mental est critique. Le gouvernement britannique a publiquement réitéré sa demande de rapatriement, sans succès à ce jour. 36 détenus sont, malgré l’absence de preuves suffisantes pour les inculper, voués à une détention illimitée car considérés par les États-Unis comme trop dangereux pour être libérés. Les autres sont traduits en justice par un mécanisme de commissions militaires en plein effondrement.
Le 11 septembre 2001, j’étais étudiant en première année de droit à la George Mason University School of Law à Arlington, en Virginie, tout près du Pentagone. Après le crash de l’avion, nous pouvions voir au loin la fumée qui s’en dégageait. Diplômé en 2005, je me suis engagé dans l’armée américaine comme juge-avocat pour servir mon pays. En tant qu’avocat militaire, j’ai effectué deux périodes de service en Allemagne et dans le nord de l’Irak dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. En 2011, le Pentagone m’a affecté à un poste d’avocat commis d’office pour les détenus de Guantánamo comparaissant devant les commissions militaires.
Pendant trois ans, mon devoir a consisté à enquêter et rechercher tous les faits possibles qui pourraient leur épargner la peine de mort s’ils venaient à être jugés et condamnés. En tant qu’avocat, et bien qu’officier militaire payé par l’État américain, je représentais mes clients et non le gouvernement. J’avais prêté serment de défendre la Constitution contre tous les ennemis, qu’ils soient étrangers ou internes.
J’ai appris que les deux hommes que je défendais avaient subi de graves violations perpétrées par les agents de l’État américain. Khalid Cheikh Mohammed, incarcéré à Guantánamo pour avoir participé aux attentats du 11 septembre, risque la peine de mort. Dans le cadre de la politique actuelle, les informations relatives aux traitements qu’il a reçus dans les « sites noirs » sont tenues secrètes, à l’exception de celles qui ont été officiellement rendues publiques à ce jour : 183 sessions de simulation de noyade, 180 heures de privation de sommeil et des menaces de mort contre sa famille. Récemment, le monde entier a appris dans le rapport du Sénat américain sur la torture, que M. Mohammed ainsi que d’autres détenus « de grande importance » avaient été victimes de sodomie par une technique appelée « hydratation rectale ».
L’autre détenu, Obaidullah, un jeune paysan afghan arrêté en 2002 par les forces de la coalition sur les indications d’un informateur rémunéré, a été battu et forcé d’avouer sous la menace d’un couteau que les mines enfouies (datant de l’époque soviétique) qui avaient été retrouvée près des terres de sa famille étaient les siennes. Cet « aveu » l’a directement envoyé à Guantánamo. Amnesty International a publié un rapport sur son cas qui illustre les multiples violations des droits humains qu’il a subit. Depuis 2002, il est détenu sans aucune inculpation, aucun procès et aucun espoir de retrouver son épouse et sa fille de douze ans. Obaidullah n’a jamais connu sa fille, née quelques jours après son arrestation. Elle lit les poèmes de son père et regarde des photos de lui, mais elle aussi a perdu tout espoir de le retrouver un jour.
Ce péché originel de la torture constitue une attaque envers nos valeurs universelles et l’état de droit. L’État américain a dissimulé ses actes par un moyen simple : en classant secrètes toutes les déclarations des victimes. À ma connaissance, il n’existe aucun autre pays au monde qui décide que chaque mot, déclaration ou soupir d’un détenu doive être classé top secret.
Informateur secret infiltré au sein de l’équipe de défense, saisie de communications entre détenu et avocat, disparition de fichiers informatiques et de courriels appartenant à la défense ; sont autant de tentatives de dissimulation de la torture qui ont corrompu l’intégralité du processus judiciaire et fini par porter plus que jamais atteinte au secret professionnel entre avocat et client, au droit à une procédure régulière et à un procès équitable. Et cela ne concerne que les détenus qui ont droit à un procès. Bien d’autres, comme Obaidullah, sont détenus sine die depuis 13 ans sans aucune inculpation ni date de comparution.
Nous, citoyens du monde, ne devons pas commettre le péché du silence. Un jour, le pasteur Martin Luther King, grand leader et humaniste américain, a proclamé « Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier ». En cette treizième année de la naissance de Guantánamo, faites entendre votre voix, défiez l’injustice.
En août 2014, l’armée américaine a placé Jason D. Wright devant un dilemme moral qui l’a contraint à démissionner. Pour plus d’informations, visionnez le documentaire du New York Times intitulé The Case Against Torture.
Jason Wright est venu en France à l’invitation d’Amnesty International France à l’occasion des 10 jours pour signer, en décembre 2014. Mobilisez-vous pour Shaker Aamer : www.amnesty.fr/shakeraamer
Cet article a été publié initialement dans le magazine français L’Obs (Le Plus).