«Il n’y a plus de justice dans ce pays» – peines capitales prononcées en masse en Égypte

Par Mohamed ElMessiry, chercheur sur l’Égypte à Amnesty International, qui a assisté à l’audience de détermination des peines à El Minya

« Bienvenue au village des peines de mort ». C’est avec ces mots que l’avocat Ahmed Shabeeb m’a accueilli à mon arrivée au village de Mattay au début de la semaine. Je m’y étais rendu pour rencontrer les familles de quelques-uns des 528 accusés dont les peines, y compris plusieurs dizaines de sentences capitales, pour leur participation présumée l’an dernier à des violences politiques devaient être confirmées le lendemain.

Des proches des accusés réagissent à l'annonce des condamnations à mort devant le tribunal de Minya.©KHALED DESOUKI/AFP/Getty Images
Des proches des accusés réagissent à l'annonce des condamnations à mort devant le tribunal de Minya.©KHALED DESOUKI/AFP/Getty Images

Ahmed Shabeeb m’a indiqué la rue dans laquelle se trouve son cabinet en me disant qu’au moins huit personnes parmi les 528 y vivaient. Il a ajouté qu’il n’y avait pas une rue du village où on ne trouvait pas de familles d’accusés.

Détention d’un médecin

Ahmed Shabeeb a qualifié le procès de son frère, médecin à l’hôpital de Mattay, de “véritable mascarade”. Cet homme avait été arrêté par les forces de sécurité le 28 août 2013 après minuit, mais son frère n’a appris que le lendemain qu’il était détenu au poste de police de Mattay. Il s’y est précipité pour apprendre que l’homme interpellé était accusé de n’avoir pas respecté le couvre-feu. En entendant cela il s’est dit qu’il pouvait respirer, car on ne reprochait à son frère qu’un délit mineur et, de toute façon, le couvre-feu ne s’applique pas aux médecins en raison de la nature de leur profession.

Ahmed Shabeeb a assisté son frère lors de son interrogatoire par le procureur, lequel a ordonné sa remise en liberté. Mais la police ne l’a pas relâché et a porté une nouvelle accusation contre lui, à savoir ne pas avoir soigné le commissaire de police adjoint de Mattay à l’hôpital le 14 août. Au cours d’un nouvel interrogatoire mené par le parquet, le frère d’Ahmed Shabeeb a protesté contre cette accusation en arguant qu’en qualité de médecin généraliste il n’aurait pas pu dispenser des soins à cet homme qui avait besoin d’une intervention chirurgicale en urgence. Il a précisé qu’il n’y avait pas d’autre chirurgiens à l’hôpital ce jour-là, tous ayant fui car les forces de sécurité n’avaient pas protégé l’hôpital contre la foule en colère massée à l’extérieur.

Le procureur a de nouveau ordonné la remise en liberté du frère d’Ahmed Shabeeb. Cette fois encore les forces de sécurité ne l’ont pas laissé partir. Une nouvelle accusation a été portée contre lui : il aurait dit à la foule que le policier avait survécu et les émeutiers auraient ensuite pris d’assaut l’hôpital pour le tuer.

Le frère d’Ahmed Shabeeb a été incarcéré pendant 70 jours. Il a quitté l’Égypte après sa libération. Ahmed Shabeeb riait devant le ridicule de la situation. Il se demandait comment une personne accusée de meurtre pouvait être libérée et autorisée à quitter le pays.

Détenu de manière arbitraire, à plusieurs heures de route de son domicile

J’ai rencontré dans le cabinet d’Ahmed Shabeeb les proches d’un autre des 528 condamnés – le verdict rendu suscitait leur colère. J’ai essayé de leur expliquer le travail d’Amnesty International. Ils m’ont répondu :

« On ne veut pas parler. Cela ne changera rien : dans notre rue il y a au moins 10 des 528. Que peut-on faire ou que pouvez-vous faire ? Il n’y a plus de justice dans ce pays, nous ne faisons confiance à personne sauf à Dieu. »

Ils ont indiqué que leur cousin était détenu dans la prison d’Al Wadi al Gadid, à huit heures de route de Mattay. Pour le voir ils doivent partir dans la nuit pour être sur place le matin, mais ils ne sont autorisés à le rencontrer que pendant trois minutes. Ils ont demandé qui allait prendre en charge les frais encourus par les familles des personnes détenues de manière arbitraire.

Un avocat condamné à la détention à perpétuité

J’ai ensuite rencontré les parents d’Ahmed Eid qui fait aussi partie des 528 condamnés. Son père m’a emmené à l’étage de la maison pour rencontrer la femme et les enfants de cet avocat. La femme était abattue et avait les yeux remplis de larmes. Le père d’Ahmed Eid a commencé en me montrant tous les documents du dossier. Il a déclaré que son fils avait défendu 66 personnes accusées d’avoir participé aux attaques contre le poste de police de Mattay le 14 août. Il m’a montré les documents de l’accusation indiquant qu’Ahmed Eid avait assisté aux investigations avec les accusés. Selon son père, il ignorait alors qu’il faisait partie des accusés.

Le 22 janvier, a raconté la femme d’Ahmed Eid, des policiers en civil se sont présentés à son domicile qu’ils ont perquisitionné en l’absence de son mari. Ils ont emporté l’ordinateur des enfants en pensant que c’était celui de son mari. Puis, le 24 janvier, Ahmed Eid a reçu un appel téléphonique du poste de police lui demandant de se présenter pour discuter d’une question liée à l’affaire. Il a été arrêté dès son arrivée au poste de police. Le dossier a été transmis au tribunal le 25 janvier. Ahmed Eid a langui en prison jusqu’à sa condamnation à la détention à perpétuité. Durant toute cette période il n’a jamais été interrogé par le parquet ni par le tribunal.

Une parodie de justice

Hier je me suis rendu au tribunal d’El Minya où j’ai constaté une forte présence de la police et de l’armée. Les proches des accusés et les journalistes n’étaient pas autorisés à entrer. J’ai trouvé à l’extérieur les familles de plus de 1200 personnes accusées dans deux procédures distinctes concernant des attaques contre les postes de police de Mattay et d’Adwa et l’homicide de deux policiers dans le contexte des violences politiques qui ont suivi la destitution du président Mohamed Morsi. J’ai réussi à entrer et j’ai retrouvé Ahmed Shabeeb à l’intérieur du tribunal. Il n’est pas entré lui-même dans la salle d’audience. Il m’a dit qu’il était très stressé et effrayé et qu’il ne pourrait pas supporter d’entendre le verdict.

Dans la salle d’audience, le box des accusés était entièrement vide. Aucun des accusés n’avait été amené au tribunal pour entendre le verdict. J’ai constaté une forte présence des services de sécurité – des agents masqués armés de mitraillettes se tenaient derrière le juge.

Le président a commencé à lire la décision. Il a dit qu’après avoir consulté le Grand Mufti, le tribunal avait décidé de condamner à mort par pendaison 37 accusés dont il a commencé à lire les noms. Puis il a dit que les autres étaient condamnés à la réclusion à perpétuité. Au début le juge semblait calme puis, alors qu’il continuait de donner lecture du verdict, il a élevé la voix jusqu’à crier. Personne n’a pu me dire pourquoi il avait agi de la sorte.

Par une volte-face impressionnante, après avoir lu l’intégralité du verdict, le juge a exhorté le procureur à interjeter appel des condamnations à des peines d’emprisonnement et à requérir à nouveau la peine de mort.

D’autres condamnations à mort massives requises

Le même juge a ensuite commencé à lire la décision concernant les 683 personnes poursuivies dans l’affaire distincte d’Al Adwa, relative à d’autres allégations d’actes de violence politique. Cette fois encore, aucun des accusés n’était présent. Le tribunal avait conclu que tous devaient être condamnés à mort et il avait renvoyé le dossier devant le Grand Mufti, dont les tribunaux doivent solliciter l’avis avant de prononcer officiellement des sentences capitales. Le juge avait également renvoyé devant une formation disciplinaire les avocats de la défense qui n’avaient pas assisté à la seule audience du procès et les avait condamnés à une amende de 50 livres égyptiennes (environ 5,15 euros). Les avocats avaient refusé d’assister au procès le 25 mars pour protester contre le fait que les juges qui examinaient l’affaire étaient ceux qui avaient renvoyé la veille devant le Grand Mufti les 528 accusés dans l’affaire de Mattay.

J’ai quitté la salle d’audience et je suis sorti pour voir les familles qui pleuraient et hurlaient en réclamant justice. Une femme a perdu connaissance et elle est tombée ; d’autres pleuraient et appelaient Dieu à l’aide.

Les proches de certains accusés m’ont dit que tout le village était mécontent de la décision du tribunal et que dans chaque rue d’Adwa il y avait des familles affectées. Quelqu’un m’a dit : « Ce jugement est nul. Nous ne pouvons compter que sur Dieu. Nous ne faisons plus confiance au gouvernement. » Cet homme a ajouté que son frère et quatre de ses cousins faisaient partie des 683 accusés qui, selon le tribunal, devaient être condamnés à mort. Il a ajouté qu’il avait versé une caution de 5 250 livres égyptiennes (540 euros) pour faire sortir son frère de prison, mais que celui-ci n’avait pas été libéré.

Une mère a raconté qu’elle avait été frappée dans la prison alors qu’elle essayait de rendre visite à son fils. Elle m’a dit : « Il ne nous reste personne d’autre que Dieu. »

Les décisions rendues hier montrent une nouvelle fois à quel point le système égyptien de justice pénale est devenu arbitraire et sélectif. Le tribunal a fait preuve d’un mépris total envers les principes d’équité les plus fondamentaux et s’est complètement décrédibilisé. Il est temps pour les autorités égyptiennes de dire la vérité et de reconnaître que le système actuel n’est ni équitable, ni indépendant, ni impartial.