Signal d’alarme pour la Libye autour de la torture et des morts en détention

Les autorités libyennes doivent rompre avec le recours à la torture hérité de l'époque du colonel Kadhafi. © MAHMUD TURKIA/AFP/GettyImages
Les autorités libyennes doivent rompre avec le recours à la torture hérité de l'époque du colonel Kadhafi. © MAHMUD TURKIA/AFP/GettyImages

Par Magdalena Mughrabi, spécialiste de la Libye au sein d’Amnesty International

Un nouveau rapport des Nations unies sur la torture et autres mauvais traitements en Libye devrait agir comme un signal d’alarme pour les autorités du pays. Il expose 11 cas dans lesquels les éléments de preuve suggèrent que des détenus auraient été torturés jusqu’à ce que mort s’ensuive en 2013 et mentionne 16 cas semblables en 2011 et 2012.

Ce rapport explique que des détenus ont été violés à l’aide d’objets tels que des bâtons ou des bouteilles, suspendus la tête en bas et roués de coups pendant des heures, électrocutés, ou encore brûlés à la cigarette ou avec des métaux chauffés. Il décrit les conditions inhumaines dans lesquelles vivent les détenus. Certains sont forcés à dormir sur de l’urine et des excréments et de boire leur propre urine pour survivre. D’autres doivent rester nus jusqu’à 20 jours d’affilée, sans matelas ni couverture. Ces méthodes, tout comme celle, très répandue, des coups infligés à l’aide de fouets, de câbles, de tuyaux en plastique, de chaînes ou de barres en métal ou de bâtons en bois, sont bien connues des représentants d’Amnesty International qui visitent les prisons libyennes, qu’elles soient dirigées par l’État ou par des milices.

Les lieux de détention sont le point noir du soulèvement libyen. Quand je suis en mission pour Amnesty International, je respire toujours un grand coup avant d’entamer une visite dans un centre de détention parce que je ne sais jamais vraiment ce qui m’attend. Entre septembre 2011 et juillet 2012, l’organisation a recensé 20 cas de morts en détention, dossiers médicaux et rapports médicolégaux à l’appui. Si, depuis, le traitement des détenus s’est grandement amélioré dans certains lieux de détention, dans d’autres la torture reste courante, voire systématique, en particulier dans les quelques jours suivant l’arrestation.

Jamais je n’oublierai les récits que j’ai entendus le mois dernier de la bouche de détenus récemment transférés d’une prison dirigée par une milice. Ils m’ont raconté ce qui leur est arrivé lorsqu’ils ont enfreint l’ordre imposé par la milice au sein de la prison, qui interdit aux prisonniers de communiquer entre eux. En guise de sanction, ils ont été forcés de se tenir debout sans bouger face à un mur et n’avaient droit qu’à de courtes pauses pour aller aux toilettes. Ils m’ont dit qu’ils avaient dû faire des pompes ou rouler par terre tout en étant frappés sur tout le corps à coups de pieds, de barres de métal, de câbles ou de tuyaux, ou étaient restés suspendus par les mains jusqu’à 24 heures durant. Deux détenus m’ont dit qu’ils avaient été obligés de manger leurs propres régurgitations après avoir vomi à cause de l’épuisement physique.

D’autres m’ont raconté qu’ils avaient été maintenus à l’isolement pendant des semaines, 74 jours dans certains cas, dans des cellules d’un mètre carré où ils avaient tout juste la place de s’asseoir en tailleur. Ils n’avaient pas le droit de se rendre aux toilettes et devaient uriner dans des bouteilles en plastique. Ils ne recevaient qu’un repas par jour. Parfois, les gardiens entraient dans les cellules et les frappaient à la tête.

Un homme de 68 ans est resté suspendu à un arbre la tête en bas pendant 40 minutes tandis qu’un gardien le frappait à l’estomac avec un bâton. C’est ce qu’il a subi après avoir été arrêté par une milice sous l’autorité du Conseil suprême de sécurité, une coalition de groupes armés affiliés au ministère de l’Intérieur. Après cela, il a été forcé de se déplacer sur les genoux alors que des gardiens continuaient de le frapper à coups de crosses de fusil. Il a fini par perdre connaissance.

Je suis toujours soulagée quand les autorités en charge du lieu de détention acceptent le permis décerné à Amnesty International par le ministère de la Justice et que nous n’avons pas besoin de nous battre pour visiter les lieux. C’est également bon signe lorsque j’entre dans une prison dont l’administration fonctionne, c’est-à-dire quand l’homme qui se présente comme étant le directeur est reconnu comme tel par le personnel et les détenus. Mais ce n’est pas toujours le cas, comme l’explique le récent rapport des Nations unies.

Dans le cadre d’une stratégie plus large visant à établir un état de droit, les autorités libyennes ont entamé depuis 2012 des négociations pour que les détenus capturés durant et après le conflit par des milices formées à travers tout le pays pour combattre le colonel Kadhafi passent sous leur juridiction. De manière générale, elles ont procédé en faisant entrer les membres des milices aux ministères de la Justice, de la Défense et de l’Intérieur. Ce faisant, elles n’ont cependant pas fourni la formation nécessaire pour la prise en charge de détenus ni vérifié les antécédents d’anciens combattants pour veiller à ce qu’aucune personne soupçonnée d’avoir commis des crimes de droit international ne rejoigne les institutions nationales.

Bien que le ministère de la Justice affirme contrôler désormais 37 prisons (6 400 détenus au total), le rapport des Nations unies indique que bien souvent il ne s’agit que d’un contrôle de surface. La chaîne de commandement reste aux mains des milices, qui répondent rarement aux instructions du gouvernement et de la police judiciaire, à qui incombe en théorie l’administration quotidienne des prisons. Quatre mille détenus supplémentaires sont détenus par la police militaire, le Comité suprême de sécurité et le service de lutte contre la criminalité, dont d’anciens combattants font également partie, mais aussi par des milices qui ont refusé de se dissoudre et d’intégrer les institutions de l’État. Ces milices continuent de détenir et de torturer des personnes dans des lieux de détention non officiels, comme des appartements privés, des bâtiments administratifs ou des fermes.

Dans la Libye de Mouammar Kadhafi, la torture était une politique d’État. Depuis la fin du conflit, les gouvernements qui lui ont succédé ont affirmé qu’ils agiraient différemment. Ils se sont engagés à faire respecter les droits humains en Libye et ont pris des mesures, notamment en adoptant plusieurs lois, visant à lutter contre les atteintes aux droits fondamentaux, en particulier la torture et les disparitions forcées. Mais tandis que des lieux de détention continuent de passer sous la juridiction des autorités sans pour autant qu’il y ait de changements notables sur le terrain, il existe un risque pour que des crimes soient commis au nom de l’État et que la torture, comme le souligne le rapport de l’ONU, soit institutionnalisée.

Il faut faire plus d’efforts pour que les principes des droits fondamentaux soient au cœur du processus de démobilisation, de désarmement et de réintégration, et pour qu’aucun individu soupçonné d’avoir commis des crimes de droit international ne soit autorisé à intégrer les institutions nationales.

Les autorités libyennes doivent rompre avec l’héritage de l’époque du colonel Kadhafi en enquêtant lorsque des cas de torture et autres mauvais traitements sont signalés et en traduisant en justice les responsables présumés.

Pour en savoir plus :Libye. Morts de détenus dans un contexte de torture généralisée (Communiqué de presse, 26 janvier 2012)
La nouvelle Libye est « entachée » par les atteintes aux droits humains dont sont victimes les prisonniers (Article, 11 octobre 2011)