Kenya. Les victimes des violences postélectorales n’ont toujours pas obtenu justice

Les autorités kenyanes n’ont toujours pas enquêté comme il se doit sur les infractions commises lors des violences postélectorales de 2007-2008 ni permis aux victimes d’obtenir justice et réparation, ce qui a des effets dévastateurs sur la vie et les moyens d’existence de ces personnes, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport publié mardi 15 juillet.

Ce document, intitulé Crying for justice: Victims’ perspectives on justice for the post-election violence in Kenya (disponible en anglais uniquement), fournit des éléments solides faisant état des souffrances actuelles des Kenyans qui se sont trouvés pris dans les violences qui ont fait 1 100 morts, ont conduit au déplacement de 660 000 habitants et ont occasionné des séquelles physiques à long terme à des milliers de personnes. « Six ans après les violences postélectorales qui ont secoué le Kenya, les victimes n’ont toujours pas obtenu justice. Il est crucial que leurs voix soient entendues et que des mesures soient prises de toute urgence, a déclaré Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International, à l’occasion du lancement du rapport à Nairobi. « Nombre de déplacés n’ont pas encore été réinstallés ni indemnisés, beaucoup de blessés ou de familles de personnes tuées n’ont pas encore obtenu les réparations qui les aideraient à reconstruire leurs vies brisées et la plupart des auteurs présumés de violences n’ont pas encore été traduits en justice. » Selon le rapport, qui s’appuie sur des entretiens avec des victimes et des consultations menées auprès de nombreux groupes de la société civile, bien des victimes tentent désespérément d’obtenir une aide afin de guérir leurs blessures et de recouvrer les biens et les moyens d’existence détruits lors des violences qui ont ravagé le pays entre décembre 2007 et février 2008. Les programmes de réinstallation n’ont ciblé que certaines communautés et négligé les autres. Les victimes sont déçues par la justice et se sentent exclues du système judiciaire ; elles sont également frustrées, car les auteurs d’atteintes aux droits fondamentaux sont toujours en liberté. « Je sais qui s’est emparé de mes biens à Kericho. Nos enfants ont été violés et nous savons par qui », a déclaré Samuel, de Kisii, à Amnesty International. Les recherches d’Amnesty International ont mis en évidence le fait que certaines victimes ne s’étaient pas adressées à la police de crainte de subir des représailles de la part des auteurs de violences ou des sévices de la part de policiers. Plusieurs victimes ont indiqué que, lorsqu’elles avaient tenté de signaler des infractions à la police, on leur avait demandé de l’argent ou on les avait menacées de les mettre en cause dans les faits dont elles avaient été témoins. Selon le rapport de la Commission d’enquête sur les violences postélectorales (également appelée Commission Waki), la police serait responsable de 405 des 1 113 décès recensés. Une femme a expliqué à Amnesty International que des hommes armés de machettes l’avaient agressée à Mathare. Alors qu’elle s’enfuyait, un policier s’était arrêté en voiture et lui avait proposé de monter. Au lieu de la protéger, il l’avait emmenée chez lui et l’avait violée. Cette femme est infectée par le VIH et a abandonné toute tentative de dénoncer le policier en question, qui est en poste près de chez elle. La police n’enquête pas sur les infractions signalées : le ministère public aurait indiqué récemment, après avoir examiné plus de 4 000 dossiers liés aux violences postélectorales, qu’il ne disposait pas d’éléments suffisants pour engager des poursuites dans ces affaires. Les pouvoirs publics étant réticents à lutter contre l’impunité, la plupart des victimes interrogées étaient favorables à la saisine de la Cour pénale internationale (CPI), bien que les deux affaires traitées actuellement par cette juridiction aient une portée limitée. Par ailleurs, le gouvernement a engagé une action politique et s’est associé à la démarche de l’Union africaine (UA) afin de saper le travail de la CPI et de mettre un terme aux affaires qui lui ont été confiées, notamment en appelant le Conseil de sécurité de l’ONU à clore ou ajourner les affaires portées devant la CPI, en encourageant la non-coopération avec la Cour et en proposant des modifications visant à amoindrir l’efficacité de cette juridiction. Bien que le Kenya s’acharne à ne pas répondre pleinement aux besoins des centaines de milliers de victimes des violences postélectorales, le rapport d’Amnesty International montre qu’il demeure possible de restaurer la confiance envers le système judiciaire. L’organisation demande donc : • la création d’un comité chargé de mettre en œuvre les recommandations de la Commission vérité, justice et réconciliation ;• une meilleure protection pour les victimes, les témoins et les défenseurs des droits humains travaillant sur les violences postélectorales et œuvrant en faveur de la justice, de la vérité et des réparations ;• des enquêtes plus approfondies sur les 4 000 affaires dans lesquelles le ministère public aurait estimé que les éléments de preuve étaient insuffisants ;• une consultation auprès de la société civile portant sur la création d’une division chargée des infractions relevant du droit international au sein de la Haute Cour afin de garantir l’indépendance et la légitimité de cette juridiction ; • la mise en place d’un programme de réparation au profit des victimes des violences postélectorales ;• la coopération sans réserve des autorités kenyanes avec la CPI ;• la fin de la démarche politique engagée par l’UA qui vise à empêcher la CPI de mener des enquêtes et d’engager des poursuites judiciaires au Kenya.

« Retarder la justice équivaut à un déni de justice et les victimes des violences postélectorales au Kenya ont suffisamment attendu, a déclaré Muthoni Wanyeki, directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Est. « Par le passé, le gouvernement et le Parlement kenyans n’ont cessé de faire obstacle aux enquêtes et aux poursuites à l’encontre des personnes soupçonnées d’infractions au regard du droit international. Il est temps de mettre fin à l’impunité, d’accorder réparation à ceux qui ont souffert et de refermer enfin ce chapitre honteux de notre histoire. » Les noms de victimes figurant dans le rapport cité et dans le présent communiqué ont été modifiés. Le rapport est disponible ici (en anglais uniquement).

Complément d’information Les victimes que des délégués d’Amnesty International ont rencontrées venaient de certaines des régions les plus touchées par les violences postélectorales : Nairobi, Naivasha and Nakuru (centre de la Vallée du Rift), Eldoret (ouest de la Vallée du Rift), Kericho (sud de la Vallée du Rift), Kisumu et Kisii (Nyanza). Il s’agissait de personnes déplacées, de victimes ou de parents de victimes de tirs policiers, ainsi que de personnes ayant été violées ou passées à tabac par des groupes d’hommes, dont certains auraient appartenu à la bande criminelle et milice politique appelée Mungiki. Le rapport s’appuie sur des entretiens approfondis qu’Amnesty International a réalisés auprès de 49 victimes des violences postélectorales entre octobre et décembre 2013. Sur ces 49 personnes, 35 avaient tenté de dénoncer les sévices qu’elles avaient subis et la police n’avait réagi que dans un seul cas. Nombre de viols n’ont pas été signalés et, selon certaines estimations, pour la seule période du début de l’année 2008, les violences postélectorales auraient engendré non moins de 40 000 cas de violences sexuelles ou liées au genre – chiffre bien supérieur aux 900 cas portés à la connaissance de la Commission Waki. La police a mené quelques enquêtes sur les violences postélectorales mais très peu ont abouti à des poursuites, qui concernaient d’ailleurs la plupart du temps des infractions mineures. Les violences ont éclaté entre des groupes soutenant Mwai Kibaki, du Parti de l’unité nationale (PNU), qui avait été déclaré vainqueur de l’élection présidentielle, et son principal rival, Raila Odinga, dirigeant du Mouvement démocratique orange (ODM). Elles se sont concentrées essentiellement dans la Vallée du Rift et dans l’ouest du pays. Deux affaires concernant les violences postélectorales sont traitées actuellement par la CPI. Le président Uhuru Kenyatta et le vice-président William Ruto, qui étaient deux personnalités politiques de premier plan à l’époque des violences, sont accusés de crimes contre l’humanité, notamment de meurtre, de déportation ou transfert forcé de population et de persécution. Joshua Arap Sang, ancien journaliste de radio, est aussi accusé de ce dernier chef aux côtés de William Ruto. En outre, Uhuru Kenyatta est soupçonné de porter une part de responsabilité dans des viols et d’autres actes inhumains – notamment des circoncisions et des amputations de pénis forcées – perpétrés par la bande criminelle Mungiki. Dans les deux affaires, le Bureau du procureur estime que des témoins ont été subornés ou intimidés, d’où un certain nombre de retraits. Beaucoup de victimes interrogées ont déploré le fait que les deux affaires actuellement aux mains de la CPI ne couvraient pas les sévices qu’elles avaient subis. Amnesty International recommande à la procureure de la CPI d’envisager d’étendre le champ de ses investigations portant sur les violences postélectorales de 2007-2008, tout en reconnaissant que la CPI ne sera en mesure d’engager des poursuites que dans un nombre restreint d’affaires. Il incombe, en fin de compte, aux autorités kenyanes d’enquêter sur les infractions auxquelles la CPI ne peut se consacrer. Nombre de victimes souhaitent coopérer avec la CPI dans les affaires traitées et être informées de leur déroulement, même si ces affaires ne les concernent pas directement. Amnesty International exhorte donc la CPI à élargir sa prise de contacts et à faire en sorte que les avocats des victimes parties prenantes dans ces affaires disposent de ressources suffisantes pour rencontrer régulièrement leurs clients et les représenter.