Torture au Sri Lanka : «Plusieurs fois j’ai perdu connaissance»

Thevan (le prénom a été modifié) a des flashs-back sur les journées insupportables pendant lesquelles il a été torturé dans une cellule de la police à Colombo, la capitale du Sri Lanka. Ces retours en arrière dans le temps lui font revivre des moments si pénibles qu’il a lui-même du mal à croire que cela lui est arrivé, à lui. « J’avais les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Parfois on nous cognait la tête contre le mur ou on nous donnait des coups de pied à la poitrine. Plusieurs fois j’ai été à demi inconscient ou j’ai perdu connaissance. Quand je revenais à moi, des gens étaient en train de me frapper. Ils disaient : “Tu dois reconnaître que tu fais partie des Tigres tamouls et tu dois signer ces papiers” ». Fin 2008, Thevan travaillait dans un magasin près de Vavuniya. Le 29 novembre 2008, il s’est rendu à Colombo avec un ami alors que le pays s’enfonçait dans la guerre civile, et ils ont tous les deux été enlevés par des hommes circulant à bord d’une camionnette blanche. Ces hommes leur ont bandé les yeux et les ont emmenés dans un centre de détention. Thevan et son ami ont été torturés pendant trois jours avant de comprendre qu’ils étaient détenus dans un poste de police. « Pendant trois jours nous ne savions pas ce qu’il nous était arrivé, ils ne faisaient que nous frapper. Aucune question, seulement des coups et la torture. Nous étions au même endroit mais dans des pièces différentes. Parfois je pouvais entendre mon ami crier alors qu’on le passait à tabac, et il pouvait m’entendre. » Tel est le récit qu’a fait Thevan à Amnesty International. Une politique générale de violations des droits humains L’histoire de Thevan est une illustration des violations des droits humains commises par les forces de sécurité sri-lankaises contre quiconque était soupçonné d’appartenir aux Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE) –  un groupe d’opposition armé qui a combattu pour la création d’un État indépendant tamoul sur l’île. Cette guerre, qui a opposé pendant 26 ans le gouvernement et les LTTE, a pris fin en 2009 mais les violences, devenues endémiques pendant cette période, persistent encore à l’heure actuelle. Journalistes, avocats, militants de terrain : quiconque a l’audace de critiquer les autorités court le risque d’être arrêté en vertu d’obscures lois sécuritaires et détenu pendant des années sans accès au monde extérieur. Vestige des années 1980, la Loi sur la prévention du terrorisme est l’un des principaux instruments juridiques mis à profit par l’État pour réduire ses détracteurs au silence. Elle permet d’arrêter des personnes sans inculpation ni jugement et de les incarcérer pendant 18 mois, en application d’une ordonnance de placement en détention, ou indéfiniment dans l’attente de leur jugement. Laissés dans une incertitude désespérante, privés du droit de consulter un avocat, les détenus sont exposés à la torture, bien que cette pratique soit interdite par la Constitution. Il arrive que les autorités fassent totalement fi de la procédure légale et persécutent ou agressent leurs détracteurs de manière anonyme. On ne peut qu’être préoccupé par la fréquence des récits dignes de foi faisant état de personnes embarquées de force dans des camionnettes blanches et relâchées plus tard, ou qui disparaissent pour toujours. Pour la plupart, l’arrestation était suivie de plusieurs mois de détention dans des lieux inconnus, où les forces de sécurité tentaient de les faire « avouer » qu’elles faisaient partie des Tigres tamouls. Thevan a été maltraité en détention jusqu’à sa remise en liberté, en 2011. « Ils essayaient de me forcer à signer en me mettant un stylo dans la main et une feuille de papier devant moi, mais je refusais et les coups redoublaient d’intensité. Une fois ils m’ont cogné la tête si fort que j’avais du sang qui coulait et que j’ai entendu un craquement dans ma tête. Vous pouvez encore voir les cicatrices », a ajouté Thevan. En prison Le 1er décembre 2008, après plusieurs jours de torture, tenant à peine sur ses jambes, Thevan a été emmené dans un hôpital où des médecins ont soigné ses blessures. Il était attaché au lit par les bras et les jambes. « Ils n’enlevaient les menottes que quand j’avais besoin d’aller aux toilettes ; deux policiers m’accompagnaient et je devais laisser la porte ouverte. » Deux semaines après son arrestation, Thevan a été conduit à la Division criminelle de Colombo, les services d’enquête de la police locale. Quatre mois plus tard, il a été transféré dans l’une des principales prisons du Sri Lanka. Il n’avait pas encore été inculpé d’une quelconque infraction prévue par la loi. Il ignorait toujours pourquoi il était détenu, et pourquoi il était toujours maltraité. Pendant son séjour à la prison de sécurité maximale de Welikada, à Colombo, tous les 14 jours il était enchaîné à 70 autres prisonniers et présenté à un juge. L’audience consistait à prolonger formellement la période de détention puis un magistrat, qui n’était pas tenu de demander à Thevan ni aux autres prisonniers s’ils souhaitaient s’exprimer, apposait un tampon sur le document. La situation dans la prison était particulièrement difficile pour Thevan car les surveillants disaient aux autres prisonniers d’agresser ceux qu’ils accusaient de soutenir les Tigres tamouls. Thevan et d’autres prisonniers étaient souvent soumis à des actes d’humiliation, notamment lorsqu’on leur arrachait les vêtements en public et qu’on les obligeait à s’asseoir en face des autres. Certains ont fait état d’autres formes de violences sexuelles. « Le récit de Thevan est une parfaite illustration du mauvais fonctionnement du système judiciaire au Sri Lanka, a déclaré Polly Truscott, directrice adjointe du programme Asie-Pacifique d’Amnesty International. « Le fait qu’il n’a été inculpé d’aucune infraction, qu’il a été maintes fois torturé et qu’il n’a jamais su s’il allait être détenu pendant un ou deux jours, pendant cinq mois ou 30 ans, montre exactement ce qui ne va pas dans le système. » Le prix de la liberté Alors que Thevan était en prison et se demandait ce qu’il allait devenir, sa famille mettait de l’argent de côté pour payer un avocat et se frayer un chemin à travers un système complexe local de pots-de-vin local, afin de le sortir de prison. Ses proches soutiennent que s’il a finalement été libéré, c’est grâce à ces pots-de-vin. Et même s’il se sent maintenant en sécurité – il vit désormais à l’étranger – il doute qu’il obtienne un jour justice pour les violences subies. « Si je suis sorti de prison, c’est uniquement parce que ma famille en a payé le prix. On me gardait en prison pour obtenir de l’argent de ma famille. Il n’y a jamais eu d’inculpation officielle. Il n’y a jamais eu la moindre tentative d’enquête sur les violences que j’ai subies. Nous ne croyons pas que le système nous accordera un jour justice », dit-il.