Protéger les droits des populations en mouvement

Par Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International L’année dernière, 100 personnes déplacées, dont de nombreux enfants, sont mortes de froid ou de maladie dans des camps à Kaboul, la capitale de l’Afghanistan, où la communauté internationale assure par sa présence une relative sécurité. Des bateaux chargés de Rohingyas ont été découverts en train de dériver au large des côtes de l’Asie du Sud-Est. Et 200 000 personnes ont fui les États du Kordofan du Sud et du Nil Bleu, au Soudan, où les combats se poursuivent alors que l’indépendance du Soudan du Sud devait, d’après les promesses, entraîner la paix. Tout ceci illustre à quel point les attentes des réfugiés et des personnes déplacées de par le monde sont déçues par l’absence de mesures prises à l’échelle internationale pour protéger les droits humains. Alors que nous publions le rapport annuel d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, nous mettons l’accent sur le fait que le monde est un endroit de plus en plus dangereux pour les personnes en déplacement ou chassées de chez elles par la violence et les persécutions. Après deux années de combats incessants, plus de 1,5 million de personnes ont maintenant fui la Syrie à la recherche d’un lieu d’accueil sûr. Plus de 42 millions de personnes à travers le monde sont actuellement déplacées de force par les conflits et les persécutions, d’après les Nations unies : il s’agit là du chiffre le plus élevé depuis le milieu des années 1990. Parmi elles, environ 15 millions sont des réfugiés qui ont fui leur pays du fait d’atteintes à leurs droits fondamentaux ou de conflits. Ne pouvant pas retourner chez elles, elles sont forcées de vivre dans l’incertitude, souvent dans des camps de réfugiés peu sûrs. D’autres, des « personnes déplacées dans leur propre pays » dont le nombre s’élève à 27 millions, ont été chassées de chez elles par des conflits mais n’ont pas traversé de frontière internationale. Ces statistiques ne permettent pas de rendre compte de la souffrance et de la misère inimaginables qu’entraînent ces situations. Elles ne font que montrer l’ampleur de la crise mondiale à laquelle nous assistons. Alors, face à des chiffres aussi clairs et à des situations d’urgence en matière de droits qui jettent les gens sur les routes ou les empêchent de retourner chez elles, pourquoi l’action de la communauté internationale est-elle aussi terne ou absente ? Un des principaux problèmes est que certains gouvernements répressifs empêchent, en toute impunité, des actions politiques concertées – y compris celles décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies – portant sur des atteintes aux droits humains, en utilisant le prétexte suranné et inacceptable que les droits sont des « affaires intérieures ». Cette doctrine dangereuse réduit souvent à néant les consensus et brise les chances de réaction effective de la part de la communauté internationale, même lorsque les carnages et la brutalité atteignent des niveaux inimaginables. La Syrie en est un exemple fort. Bien que les forces militaires et de sécurité aient attaqué, détenu, torturé et tué des civils sans aucun discernement, et que les groupes armés aient procédé, à une moindre échelle, à des homicides sommaires et à des actes de torture, la Chine et la Russie en particulier ont défendu l’absence de protection des civils en évoquant le respect de la souveraineté. Malgré les éléments qui prouvent que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis, le Conseil de sécurité n’a pas encore saisi la Cour pénale internationale de la situation. De toute évidence, pour résoudre la crise mondiale des réfugiés il faut mettre fin aux violences et aux persécutions qui forcent les gens à partir de chez eux. Le Conseil de sécurité de l’ONU en particulier doit insister pour que les droits humains soient pris en compte et défendus au niveau international, et favoriser la stabilité mondiale en tenant systématiquement tête aux gouvernements qui commettent des abus. Les personnes qui franchissent des frontières nationales pour se mettre en sécurité ne sont souvent pas protégées comme il le faudrait. La volonté des gouvernements de renforcer leurs frontières, plutôt que de sauver des vies, induit une érosion du principe de l’asile, en particulier dans les pays développés. Les personnes déracinées doivent faire face à une montée de l’intolérance, de la xénophobie et de la discrimination. Pour assurer la protection et la sécurité de ces personnes, il est nécessaire de lutter contre les opinions très répandues vis-à-vis de ces boucs émissaires de toujours, auxquelles les responsables politiques imputent toutes sortes de problèmes. Cela doit s’accompagner d’un plus grand respect de l’obligation de rendre des comptes quant à la manière dont ils sont traités, et d’un renforcement des lois et politiques nationales leur apportant une protection. De plus, horrible ironie de la situation actuelle : il est souvent beaucoup plus difficile pour les personnes de franchir les frontières que pour les armes et armements qui ont provoqué leur fuite. La récente adoption par l’ONU d’un traité sur le commerce des armes, à l’issue de 20 années de travail de pression de la part du public, donne un peu d’espoir. Mais ce traité doit être rigoureusement appliqué afin que soient stoppées les livraisons d’armes susceptibles d’être utilisées pour commettre des atrocités. Comme de nombreux réfugiés sont dans l’impossibilité de retourner chez eux, souvent à cause de la longue durée des conflits modernes, il est nécessaire de mettre en place sur le long terme des solutions durables. La réinstallation constitue une de ces solutions ; elle apporte aux réfugiés une protection immédiate, mais le nombre total au niveau mondial d’offres de réinstallation avoisine les 80 000 par an. Il est choquant de constater que 5 000 de ces places seulement sont offertes par les pays relativement favorisés de l’UE. C’est largement insuffisant alors que pour la seule année 2012, le HCR, l’organe de l’ONU chargé des réfugiés, estime que 170 000 personnes sont en attente d’une possibilité de réinstallation. Les pays en développement doivent assumer une responsabilité de plus en plus disproportionnée, eux qui accueillent aujourd’hui les quatre cinquièmes des réfugiés à l’échelle mondiale. Les pays développés devraient partager cette responsabilité en augmentant le nombre de places de réinstallation. Les réfugiés et les personnes déplacées font partie des populations les plus vulnérables dans le monde et il nous incombe à nous tous d’assurer leur protection. Qu’ils aient ou non franchi une frontière, ce sont tous des citoyens du monde et ils méritent de recevoir une aide et une protection. Soixante-cinq ans après l’adoption par l’ONU de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en réaction aux horreurs commises pendant la seconde guerre mondiale, il est important de se souvenir que la protection des droits humains doit être respectée et mise en œuvre pour tous les êtres humains, qu’ils soient chez eux ou non.