Les «Principes» de Copenhague sur les détenus dans les opérations militaires fragilisent les droits humains

Si vous n’avez jamais entendu parler des « Principes » de Copenhague, vous avez bien des excuses. Ils ont en effet été élaborés pratiquement en secret, lors d’un processus à huis clos qui a duré cinq ans. Ils portent pourtant sur une question d’importance mondiale : le traitement des détenus dans les opérations militaires internationales. Le 20 octobre 2012, le ministère danois des Affaires étrangères a annoncé que 24 États réunis à huis clos à Copenhague avaient adopté ces « Principes et directives ». L’adoption intervient à l’issue d’une série de discussions organisées par le Danemark hors du cadre de toute organisation internationale existante, et ce de manière à garder toute latitude pour tenir à l’écart certains États et la société civile, en particulier des organisations comme Amnesty International. Le contenu des discussions n’a été rendu public qu’au moment où Amnesty International et une poignée d’autres organisations de la société civile ont été conviées à rencontrer brièvement les autorités danoises, dans la matinée du 16 octobre, moins de 48 heures avant le début de la dernière réunion (à huis clos une fois encore) prévue entre les États participants. L’absence de consultation digne de ce nom est particulièrement surprenante compte tenu de la portée mondiale et de l’importance fondamentale du problème bien réel sur lequel porte le processus de Copenhague. Imaginons par exemple que des soldats d’un pays européen pénètrent dans une maison en Afghanistan et s’emparent d’un homme qu’ils soupçonnent d’entretenir des liens avec les talibans. Ils l’emmènent dans leur base, où ils le retiennent contre son gré pendant plusieurs jours. L’apprenant, la Direction nationale de la sécurité (DNS) afghane se présente à la base et demande que le détenu lui soit remis. Mais on sait que la DNS pratique régulièrement la torture sur ce genre de détenus, et transférer une personne entre les mains de responsables qui risquent de la torturer constitue une violation manifeste des obligations de caractère absolu établies par le droit international. Imaginons qu’un commandant des opérations spéciales des États-Unis formule lui aussi une requête : la personne les intéresse et il voudrait « l’emprunter », pour la détenir pendant quelques semaines ou quelques mois dans un lieu secret, sans contact avec le monde extérieur, afin de l’interroger. Cette situation ressemble fort à un cas de disparition forcée. La disparition forcée, comme la torture, est interdite en toute circonstance par le droit international. De telles situations se produisent fréquemment et mettent brutalement en évidence le fait que les différents États qui participent à des opérations conjointes sont parfois soumis à des obligations conventionnelles différentes. On peut également avoir des interprétations différentes des obligations découlant d’un même traité. En règle générale les États cherchent à porter au maximum leur capacité de coopération et à réduire au minimum le coût des opérations qu’ils mènent et les complications qui en découlent – certains ne voient maintenant les questions de droits humains que comme une contrainte agaçante et inutile. Le problème est aggravé par le refus catégorique de certains États (et ce malgré les décisions claires rendues par la Cour internationale de justice et les indications fournies par de nombreux experts des Nations unies depuis plusieurs dizaines d’années) de reconnaître qu’ils restent tenus par leurs obligations internationales relatives aux droits humains dans les situations de conflit armé, y compris pour les actions menées en dehors du territoire national. Parallèlement, quelques États invoquent les lois de la guerre dans toute une série de circonstances qui vont bien au-delà de ce que les interprétations classiques du droit international autorisent. Les États-Unis d’Amérique, en particulier, utilisent cette approche à leur profit. Au nom de leur théorie de la « guerre mondiale » contre Al Qaïda et un ensemble vague et nébuleux d’entités qui lui sont « associées », les États-Unis continuent de faire valoir les lois de la guerre et d’exclure le droit relatif aux droits humains. Ils cherchent ainsi à justifier plus d’une décennie de refus d’accorder les protections essentielles en matière de droits humains à des personnes placées en détention loin de tout champ de bataille et n’ayant, dans le meilleur des cas, que des liens ténus avec tout combat sur le terrain. De profondes différences peuvent apparaître entre des alliés aussi proches que le sont le Royaume-Uni et les États-Unis. Le Royaume-Uni a ratifié le Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 relatif aux conflits armés non internationaux (Protocole II) ; la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Convention européenne des droits de l’homme s’appliquait aux personnes détenues par le Royaume-Uni en Irak. Les États-Unis, en revanche, n’ont pas ratifié ce Protocole et refusent d’admettre que leurs obligations relatives aux droits humains, en particulier celles découlant du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, s’appliquent à toutes les personnes qu’ils détiennent en dehors de leurs frontières – ainsi qu’aux détenus militaires présents sur leur territoire. Amnesty International considère que les États disposent d’options claires leur permettant de participer à des opérations militaires communes lorsque de telles différences existent. Lorsque les opérations impliquent un partage de la responsabilité concernant les détenus, les États pourraient choisir d’harmoniser leurs règles opérationnelles en fonction de l’appareil le plus élevé existant parmi eux quant aux obligations au regard du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. Les États ne pouvant obtenir un accord pour cette harmonisation vers le haut pourraient décider de garder les personnes qu’ils ont placées en détention sous leur entière responsabilité, plutôt que de courir le risque de ne pas respecter leurs obligations en remettant ces personnes à des États qui refusent de coopérer. Ce n’est pas l’approche choisie dans les « Principes et directives du processus de Copenhague » annoncés le 20 octobre. Ils permettent au contraire un abaissement des normes, jusqu’à une sorte de compromis confus qui, à certains égards, se trouve même en-deçà du « plus petit dénominateur commun » existant entre les États participants. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Les directives ne reconnaissent pas que la disparition forcée et les autres formes de détention secrète sont interdites, de manière inconditionnelle et en toute circonstance, au regard du droit international. Ceci est particulièrement préoccupant car les directives permettraient aux États, dans des circonstances que le texte ne définit pas (pas plus qu’il ne donne une limite de durée), de ne pas informer la famille d’un détenu du sort de leur proche et de l’endroit où il se trouve. Les directives avalisent la détention administrative pour une durée indéterminée pour des motifs de sécurité, sans prévoir les garanties reconnues comme essentielles par le Comité des droits de l’homme des Nations unies – par exemple le droit de contester la légalité de la détention devant un tribunal. Elles autorisent la détention pour une durée indéterminée de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales, sans reconnaître leur droit fondamental d’être jugées dans un délai raisonnable ou bien remises en liberté. Elles ne reconnaissent pas non plus que les plaintes pour torture ou autres traitements cruels, inhumains ou dégradants doivent faire l’objet d’une enquête menée par des autorités indépendantes et impartiales, que les victimes de tels actes ont le droit à un recours effectif et que les responsables présumés doivent être traduits en justice. Les Principes de Copenhague s’alignent sur les mauvaises pratiques dans une telle mesure qu’ils n’ont guère de chance de se traduire par un meilleur respect des obligations relatives aux droits humains dans les situations de conflit armé et les opérations de maintien de la paix. Amnesty International craint au contraire que les Principes et directives soient un instrument facilement exploitable par certains États désireux de réinterpréter ou d’esquiver les obligations internationales qui leur incombent au regard du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. C’est ainsi qu’un processus dont l’objectif affiché était de « garantir un traitement humain aux détenus » a débouché sur un cadre qui, au mieux sera inefficace, au pire risque de porter sérieusement atteinte aux droits humains.